2 octobre 2007
Elle est là, petite, frêle, si fripée qu’on ne sait quel âge lui donner. Son manteau trop court laisse entrevoir des genoux épais, au ras desquels s’arrêtent des chaussettes de laine foncée. Ses chaussures fatiguées semblent avoir parcouru toutes les ornières des chemins. Un petit chapeau en tissu vert pomme, démodé, posé de travers sur une chevelure blanche hirsute lui donne l’air d’un oiseau à huppe échappé d’une volière. Elle serre dans ses mains un sac noir élimé, aussi vieux qu’elle. Le vent frais d’automne ne la fait pas frissonner.
Elle attend, sans bouger, impassible, le regard perdu vers le lointain. Elle est indifférente aux enfants qui lui tournent autour et se moquent d’elle. Certains ramassent quelques cailloux, font mine de les lui lancer, mais quelque chose les retient au dernier moment. Sans doute cet air absent… Les rires des enfants s’éteignent alors. Quelques « eh, la folle ! » jaillissent encore, puis plus rien. Elle est seule sur cette place de village. Elle attend l’autocar de dix-sept heures.
*
La première fois que je l’ai vue, elle était déjà dans la même tenue, le manteau et les chaussettes en moins. Elle arborait le même air détaché. Je travaillais pour l’été chez Roger, le cafetier installé sur la place. Tous les jours à la même heure, elle se postait à l’arrêt de bus, puis attendait sans broncher, calme et patiente, attentive. L’autocar arrivait, déversait ses passagers et repartait sans que jamais quelqu’un vienne à sa rencontre. Alors elle s’en allait, à petits pas fragiles, les yeux soudain éteints, comme tournés vers l’intérieur.
Cette femme m’intriguait. Qui pouvait-elle bien attendre dans la poussière de Juillet ? Elle me faisait un peu pitié aussi, il faut bien l’avouer. Je questionnai Roger.
—Oh, elle ? C’est Violette. Tu la verras là tous les jours que Dieu fait ! Elle est bizarre, tu sais, spéciale … une drôle de bonne femme ! Un peu fêlée. Mais faut reconnaître qu’elle a pas eu une vie facile.
Cette explication, loin d’assouvir ma curiosité, la renforça et un jour où Roger était de bonne humeur, je lui demandai de me raconter la vie de Violette.
Il s’assit à la terrasse, un verre de sirop de menthe à la main et regarda la place inondée de soleil. L’air vibrait d’une vapeur dorée, dense, presque palpable. En ce début d’après-midi de juillet, personne ne s’était aventuré dehors. Il avala une gorgée de liquide et commença :
« Elle avait seize ans en 1943. D’après les anciens, c’était une belle fille, tout le monde le disait. Bien formée, de longs cheveux bruns soyeux, un air franc et décidé. Un peu rebelle quand même, n’en faisant qu’à sa tête, ne s’en laissant pas conter. Un caractère, la Violette ! Lorsqu’elle allait faire ses courses au marché, elle traversait le village en chantant à tue-tête. Et ça, je l’ai vu, moi, ou plutôt entendu ! J’étais gamin mais je m’en souviens bien. Et puis, elle donnait à manger du pain aux oiseaux, en temps de guerre, faut être gonflé ! D’ailleurs, elle était très critiquée pour ça. Tu vois, déjà on la trouvait bizarre, un drôle d’énergumène cette Violette. Mais elle était tellement jolie que beaucoup de gars lui couraient après et auraient bien voulu qu’elle leur jette un regard. Seulement voilà, elle était fière, la Violette et les gars du village, ça lui convenait pas !
Et puis, à l’automne 43, est arrivé du front de l’Est un petit jeunot, blessé assez sévèrement. L’hôpital du département était le seul où il restait de la place. Ils l’ont gardé une bonne semaine puis il a logé chez la mère Martin pour sa convalescence. Il devait bien avoir dans les dix neuf ans et tout de suite la Violette, elle a plus vu que lui ! C’était réciproque, le Laurent – c’était son nom – tout pareil ! Il la dévorait des yeux. Mais au début, c’était que des œillades, des sourires, ils osaient pas se parler, tu sais à cette époque, c’était pas comme vous, les jeunes de maintenant. La mère de Violette était l’infirmière qui assurait les soins à domicile de Laurent et la petite l’accompagnait. Comme ça, ils se voyaient presque tous les jours. Elle lui apportait des livres, des revues, ils bavardaient … Ils se sont apprivoisés, petit à petit et bientôt leur histoire d’amour a fait le tour du comté ! Un beau couple de tourtereaux ! Seulement, le blessé a guéri et ses supérieurs l’ont renvoyé au front. Mon père m’a raconté que jamais encore il n’avait vu de séparation aussi déchirante. Violette pleurait et s’agrippait à son soldat et lui, pâle comme un cadavre, n’en menait pas large. En montant dans l’autocar, il lui a crié :
—Je reviendrai et on se mariera ! Je te le jure !
Et la pauvrette sanglotait, à genoux dans la poussière, les mains jointes comme une madone. Une bonne partie du village était venue et même les plus hardis à la railler d’ordinaire ne se moquaient pas d’elle, ils semblaient comprendre ce lourd chagrin et le respecter. Le silence total régnait sur la place. »
Roger se tut. Les souvenirs de son père semblaient être devenus les siens et une étrange humidité brouillait son regard. Il vida une bonne partie de son verre et rajouta de l’eau. Puis il se tourna vers moi et poursuivit :
—Depuis ce jour-là, Violette attendit Laurent. Elle prit l’habitude d’écouter la radio pour suivre la progression des troupes. Au risque de se faire prendre ! Quand elle venait au village, elle ne chantait plus. Elle passait, raide, les yeux fixes, puis rentrait chez elle sitôt ses courses faites. À la nuit tombée, elle parcourait la campagne en murmurant des mots qu’elle seule comprenait. Les années passèrent. Laurent ne revenait pas. Puis ce fut la fin de la guerre. Au village, certains fêtèrent le retour d’un fils ou d’un père, d’autres ne purent que pleurer leurs morts. On était sans nouvelles de Laurent. Violette remua ciel et terre pour savoir ce qu’il était devenu. Elle frappa à toutes les portes, alla même jusqu’à Paris, où, disait-elle, « on en savait forcément plus ». Rien. Le désespoir s’abattit sur elle comme une pluie d’été arrive, sans crier gare. Elle eut des demandes en mariage, les refusa. Parfois, elle se terrait chez elle pendant des jours, ne voulant voir personne. D’autres fois, elle apparaissait au marché et se faisait remarquer en riant bien trop fort. Son exubérance naturelle s’étalait. Sa joie, trop feinte pour être vraie, mettait mal à l’aise. Certains trouvèrent qu’elle en faisait trop. Alors, pour beaucoup, elle devint « la folle ». Les moqueries, les méchancetés fusaient sur son passage. Elle n’y prêtait pas attention.
Et puis, vers 1950, j’avais douze ans, un beau jour, elle vint à l’arrêt d’autocar. Elle se posta là où tu l’as déjà vue et attendit, scrutant le véhicule de ses yeux tristes lorsqu’il arriva. Puis elle repartit, accablée et revint le lendemain. Et ça dure depuis plus de cinquante ans. Laurent n’est jamais revenu. On lui a dit qu’elle attendait pour rien, qu’il était mort, qu’elle se faisait du mal, aucun de nous n’a pu la dissuader de venir là jour après jour, sous la pluie, dans le vent ou sous un soleil de plomb. Elle disait que leur amour était plus fort que la mort, elle disait « je sais qu’il reviendra ! ».
Je crois que c’est à cette époque que les gamins du village utilisèrent aussi le surnom « la folle », moi y compris et je n’en suis pas fier aujourd’hui, tu sais. Parce que tu vois, une histoire d’amour comme ça, ça devait se respecter. Mais quand on a douze ans, on ne comprend pas. »
Roger reposa son verre sur la table d’un geste brusque. Il se leva, jeta son torchon sur l’épaule et rentra dans le café. Je compris que la discussion était terminée.
Jusqu’à la fin du mois d’août, Violette fut exacte au rendez-vous.
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Aujourd’hui, 2 octobre 2007, malgré le vent aigre qui soulève la poussière de la place, elle est là. L’autocar de dix-sept heures est passé. Est reparti. Violette serre frileusement ses mains sur son manteau et s’en va, tout doucement, le pas incertain et la tête basse. Je sais que demain elle reviendra et après-demain aussi, et les jours suivants. Parce que depuis plus de cinquante ans, elle vit d’espoir. Moi, je vais repartir vers mon université. Reprendre ma vie d’étudiant, mon quotidien de trajets en métro, de cours, de révisions et d’examens …
*
Le 5 avril 2008.
Cher Frédéric,
Il faut que je t’apprenne une bien triste nouvelle. Tu te souviens de Violette, dont je t’avais raconté l’histoire ? Elle est morte le mois dernier. De vieillesse, elle n’était pas toute jeune, elle allait sur ses 81 ans. Mais selon moi, c’est le chagrin qui l’a tuée. Une si longue vie à attendre son amour perdu ! J’ai eu beaucoup de peine, tu sais, et malgré son caractère original qui ne plaisait pas à tout le monde, tout le village était là pour son enterrement. Je crois que leur affliction n’était pas feinte. Finalement, c’était un personnage, Violette, notre personnage à nous … C’est triste mais c’est notre lot !
Sinon, c’est d’accord pour le travail au café cet été. Je me fais vieux et j’ai bien besoin de bras jeunes et solides pour m’aider. Alors je t’attends pour le début juillet, mon garçon. Précise-moi la date exacte.
Bien amicalement.
Roger.
*
On étouffe aujourd’hui. Je crois bien que c’est l’été le plus chaud que j’aie connu depuis des années. Sur la place surchauffée, seuls les artificiers sont là. Ils préparent leur matériel pour les festivités du 14 juillet. La terrasse du café est déserte mais dans une bonne heure, les habitués de l’apéro vont arriver. Je déambule entre les tables, un torchon à la main, désoeuvré. Ma chemisette me colle à la peau, toute cette moiteur qui m’enveloppe est désagréable. J’aurais bien envie d’une bonne douche ! Je soupire et jette un coup d’œil à ma montre. Bientôt dix-sept heures. L’autocar ne va pas tarder. Une boule me serre la gorge : Violette n’est plus là désormais. Violette n’attend plus rien ni personne. Elle est morte depuis quatre mois et sa silhouette fragile manque au décor de la place. Elle me manque. Je ne lui ai pourtant jamais parlé, je ne la connaissais pas vraiment. Seule l’histoire de sa vie, que Roger m’a racontée, me l’a rendue proche. Le contour du car se dessine au bout du chemin et machinalement, je regarde l’arrêt, là où Violette se tenait toujours. Le véhicule approche et vient se garer sur la place dans un grincement fatigué. Un long soupir et les portes s’ouvrent. Puis se referment. Dans un ronflement sourd, l’autocar s’ébranle, ne laissant derrière lui qu’une odeur âcre de caoutchouc chaud.
Je le remarque alors, un vieil homme mince et voûté, une petite valise à la main. Chaussé de rangers, vêtu d’une veste kaki un peu grande pour lui. Il est planté sur la place. Il regarde autour de lui, à gauche, à droite, fait un pas de côté, semble hésiter. Il met sa main droite en visière, cligne des yeux dans ma direction. Il avance et à chaque pas de sa démarche chancelante, mon cœur cogne un peu plus fort. À un mètre de moi, ses yeux bleus, si bleus, lumineux …
—Pardon, jeune homme, savez-vous où habite mademoiselle Violette Marchand ? Je suis Laurent Vergniaud.
Une histoire gorgée d'émotion dont la fin est subtilement amenée. On y croit. Le destin se plaît à jouer de mauvais tours, ils étaient finalement à deux doigts de se retrouver, ces deux êtres qui avaient conservé leur bel amour au chaud.
RépondreSupprimerOui, mais les auteurs sont cruels avec leurs personnages...
RépondreSupprimerMais pourquoi il arrive seulement maintenant ? Qu'est ce qu'il a foutu pendant toutes ces années ??
RépondreSupprimerVa savoir...
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