Lorène, plantée comme un piquet de grève devant la bâtisse, se disait que
le soleil ne changeait rien à la chose : le mur était et serait toujours
aussi moche. Elle se disait aussi que la grève, elle la ferait bien si elle
pouvait ! Mais dans deux heures la chaleur serait étouffante et si elle ne
voulait pas succomber comme une écrevisse bouillie, il fallait qu’elle bosse.
Elle sortit les sacs de gravats dans la cour et entreprit de gratter la
peinture écaillée avec une spatule. Elle pensa qu’il faudrait aussi vérifier
l’état de la charpente et, si besoin, prévoir l’achat de poutres
supplémentaires. Elle soupira, se demandant quelle mouche l’avait piquée quand
elle avait accepté ce poste. Seule sur une île au bout du monde, à quarante ans à peine et toutes ses dents (et
pas que) c’était… c’était… euh, c’était tout bonnement idiot. « Et dire
qu’à Paris, les plus beaux spécimen de mecs se baladent en liberté dans les
rues ! Je suis folle… » Et ce n’était pas le décor idyllique de cet
endroit qui changeait quelque chose ! Une île du Pacifique, aussi belle
soit-elle ne remplace pas la civilisation ! Elle travailla d’arrache-pied
pendant les deux heures qui suivirent puis s’octroya une pause. Elle était en
sueur et avait soif. Brusquement, elle se souvint qu’on était vendredi. C’était
le jour du ravitaillement. Vers onze heures, Pedro allait arriver sur son
bateau et déchargerait les victuailles nécessaires pour subsister la semaine. Ah
Pedro ! Pedro ! Il était bien plus qu’un simple pourvoyeur de vivres.
Il était aussi son facteur, son rapporteur de potins et nouvelles en tout
genre, son ami, sa bouffée d’air ! Lorène aurait bien voulu qu’il soit
encore plus que ça, mais rien à faire, elle n’était pas au goût du beau Pedro…
il fallait se faire une raison. Lorène songea avec une pointe d’angoisse
qu’elle n’était vraiment pas à son avantage dans ce vieux bleu élimé et sale,
les cheveux relevés à la « va-comme-je-te-pousse » les mains rouges et
calleuses à force de travail. De quoi faire fuir le plus aguerri des
baroudeurs ! Après une douche
rapide et un changement de tenue, elle s’installa à son bureau pour lire ses
mails. Cet appartement, occupé précédemment par l’ancien chargé de mission,
était resté dans l’état. Certains documents occupaient toujours les rayonnages
de la bibliothèque. Comme cet album photo qu’elle avait remarqué depuis déjà
longtemps et qu’elle mourait d’envie de regarder. Mais s’il appartenait à son
collègue, elle serait bien indiscrète de le consulter ! Oh, et puis après
tout, s’il l’avait laissé là, c’est qu’il ne comptait pas beaucoup pour
lui ! La curiosité fut la plus forte et Lorène se décida à aller le
chercher et à l’ouvrir... Des photos d’enfants jouant sur le sable ou plongeant
dans les vagues se succédaient au fil des pages. Une jeune femme aussi, belle,
grande, blonde, souriante… Un vrai cliché de pub pour du gel douche ou du
shampooing ! Le genre à faire tourner en bourrique tous les hommes !
Lorène détestait évidemment ce type de nana… Sur l’une des photos, elle reconnut
son collègue. Il s’agissait donc bien de son album, probablement oublié là
lorsqu’il était rentré à Paris à la fin de sa mission. Elle le referma et le
reposa sur l’étagère.
******
Á Paris, la pluie noyait dans le gris les rues encombrées. Nathalie, concentrée
devant son ordinateur, rédigeait son texte. Elle avait pris du retard et devait
mettre les bouchées doubles pour rendre son rapport à son patron le soir même.
Au bout d’un moment elle s’étira et décida d’aller se faire un café. Elle jeta
un regard à la pendule : onze heures trente. Le facteur était passé et
elle descendit voir son courrier. Mais au lieu du pli urgent qu’elle attendait,
ce fut une lettre à l’écriture familière qu’elle trouva dans sa boite. Elle
s’installa à la table de la cuisine devant sa tasse brûlante et décacheta l’enveloppe
avec rage. « Merde, cette histoire n’en finira jamais ? Pourquoi donc
Philippe ne veut-il rien comprendre ? » Elle parcourut la missive à
la va-vite, la chiffonna et la jeta à la poubelle.
******
Sur son île toujours aussi paradisiaque mais dépourvue d’hommes
intéressants, Lorène soupirait en remplissant des formulaires. Pedro était
venu, elle avait longuement discuté avec lui, faute de mieux. Lorsque le bateau
s’était éloigné à l’horizon, la jeune femme aurait aimé le retenir, monter à
son bord et s’échapper de son lopin d’Éden. Encore trois mois… Puis elle repensa
à cet album trouvé ce matin. Les photos n’avaient pas été prises sur cette île, le décor était
différent. Et puis la direction ne permettait pas que l’on vienne en mission
avec femme et enfants. « Des fois que cela nous distraie de notre boulot ! »
pensa Lorène. Pour elle, le problème ne s’était pas posé, sa situation de
célibataire arrangeait tout le monde. Sauf elle, peut-être… « C’est
bizarre quand même, je me demande bien qui est cette blonde ? La
femme de Philippe est brune de chez brune ! Une grande perche mastoc, si
je me souviens bien. C’est son plan-cul ou quoi ? Avec des gosses ?
Pas crédible, tout ça ! » Soudain, un souvenir lui revint à esprit. Elle
avait entendu dire que Philippe était stérile et que c’était un grand regret
pour le couple de n’avoir pas d’enfants. Ces gosses sur les photos n’étaient
donc pas ceux de Philippe mais ceux de la blonde. Une première épouse ?
Qui aurait eu des enfants d’un premier mariage ? Beaucoup trop
jeune ! Lorène ne comprenait rien à cette histoire. Avec regret et très
peu d’enthousiasme, elle se plongea à nouveau dans ses documents.
******
Lorsque Lorène avait débarqué à Roissy ce dimanche-là, elle en aurait
presque regretté son île perdue ! « Il va falloir que je songe à
m’acheter un manteau ! » avait-elle pensé aussitôt. Certes, le climat
de la France
était bien différent de celui de l’océan Indien, mais la jeune femme était
ravie de revenir au pays. Elle reprendrait son travail de recherche, renouerait
avec quelques amis et, qui sait, trouverait peut-être l’âme sœur ! Mais en
attendant ce jour béni entre tous, (Alléluia !) elle s’était donnée une
mission : rendre à Philippe son album photo – elle l’avait apporté avec
elle - et, accessoirement – enfin, pas tant que ça - connaître le fin mot de
l’histoire. Sa curiosité n’avait fait qu’amplifier durant les trois derniers
mois de son séjour et elle s’était juré d’éclaircir le mystère. Cela occuperait
ses loisirs… Elle commença donc par se renseigner sur son collègue. Il était
marié en bonne et due forme avec sa brune épouse, mais le mariage, disait la
rumeur, ne tenait qu’à un fil qu’un malencontreux coup de canif dans le contrat
ne tarderait sans doute pas à sectionner. Et le bellâtre n’en était pas à son
coup d’essai. Par contre, point de trace, si minime fût-elle, de marmots dans
cette histoire. D’ailleurs, racontait encore la rumeur, madame avait envisagé
l’adoption, mais monsieur n’était pas d’accord, il voulait des enfants
« de son sang » bien que ce fût impossible ! Et si madame le
décidait, elle pourrait très bientôt aller voir et adopter ailleurs ! Et
donc laisser monsieur avec ses seuls yeux pour pleurer… et ses maitresses pour
le consoler ! « Dans le fond, pensait Lorène, tout le monde aurait à
y gagner ! » Sauf que la rumeur, encore elle, précisait que, si
madame ne partait pas, c’était parce qu’elle aimait monsieur… Mais elle
n’ajoutait pas, la rumeur, que la réciproque n’était pas vraie… Pas besoin,
cela tout le monde le savait. Arrivée à ce stade de son enquête, Lorène ne
savait plus que faire. C’était bien beau d’avoir recueilli ces renseignements,
mais maintenant ? Aller voir Philippe et l’interroger tout à trac ?
Il l’enverrait sur les roses en lui demandant de se mêler de ses oignons !
Ce à quoi elle pourrait répondre que c’étaient ses oignons, vu qu’il avait
laissé l’album dans l’appartement de fonction, mais non, l’argument était trop
faible. Et mesquin. Et… et sûrement d’autres choses que Lorène pressentait
vaguement. Non, ce qu’il fallait c’était retrouver la femme de l’album, la
blonde-pub-shampooing. Elle n’avait qu’un prénom, inscrit en bas d’une des
photos, et une année : Nathalie, été 2009. En réfléchissant, la jeune
femme en vint à la conclusion que le seul qui pourrait peut-être l’aider était
Fabrice, son ex. Et aussi ami proche, à une certaine époque, de Philippe. L’idée
de revoir Fabrice ne lui déplaisait pas fondamentalement et puisque c’était
pour les besoins de l’enquête, Lorène retrouva vite les coordonnées du jeune
homme.
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Nathalie, les
bras chargés, referma la porte d’un grand coup de pied. Les enfants couraient
déjà dans leur chambre, leurs manteaux abandonnés, gisant au milieu du couloir.
A peine la jeune femme eut-elle déposé les paquets sur la table que la sonnerie
retentit. « Zut ! Qui c’est encore ? » Elle n’avait pas
envie d’être dérangée – qui en a envie ? – mais surtout elle craignait que
ce fût Philippe. Lorsque la porte s’ouvrit sur Lorène, le soulagement et la
surprise la rendirent muette. Elle oublia de dire bonjour. Plus tard, beaucoup
plus tard, Lorène lui dirait qu’elle n’avait pas remarqué. Mais pour l’heure,
une porte ouverte les séparait et aucune des deux ne bougeait. Enfin, Nathalie
articula un « Entrez ! » sonore et joyeux, bien
qu’incongru, car non précédé du traditionnel « Vous désirez ? ».
Lorène entra et vint s’asseoir à la table de la cuisine, comme si de rien
n’était. Encore plus tard que plus tard, Nathalie lui dirait que tout cela lui
avait paru naturel. Simple aussi, si simple. Comme une évidence. Elles seraient
assises sur le canapé, chacune un enfant sur les genoux et feuilletteraient le
catalogue Ikea, en quête de mobilier pour leur nouvel appartement. Une fois de
plus, elles parleraient de Philippe, de Pierre aussi, de leur ressemblance
frappante : de vrais jumeaux, identiques physiquement, au point que même
leur mère les confondait. Pierre, le mari de Nathalie, celui de l’album photo,
le père de ses enfants. Une nouvelle fois, Nathalie raconterait l’accident,
puis le décès de Pierre. L’absence. Le vide. La présence rassurante de
Philippe, le beau-frère. Puis son insistance auprès d’elle et des enfants.
Cette requête énorme, absurde et déplacée : remplacer le mort, devenir le
nouveau papa de Paul et Julie. Pierre et lui se ressemblaient tant ! Les
enfants auraient l’impression d’avoir toujours leur père et il réaliserait
ainsi son rêve de paternité. Arguments massue mais auxquels Nathalie ne se
rendit pas. Jamais. Malgré l’insistance lourde et répétée. Un jour, la porte
s’était ouverte sur Lorène, l’évidence. Et Nathalie sut qu’elle en avait fini
avec Philippe. Avec Pierre aussi, d’une certaine façon. Elle sut aussi qu’avec
Lorène, tout commençait, tout était possible. Quant à cette dernière, elle
calcula que six mois sur une île déserte, plus quatre mois à Paris, dont trois
et demi à mener une enquête en parcourant les annuaires et les rues, plus deux
étages et un ascenseur en panne, plus un manteau chaud, des bottes et un rhume,
plus deux adorables bambins, deux avocats et un divorce, il fallait bien ça
pour trouver une âme sœur et débuter une sacrément belle histoire
d’amour !
Bonsoir, ici Alundra du forum à vos plumes.
RépondreSupprimerC'est sympa comme petit texte : la conclusion est émouvante, c'est une petite histoire qui fait du bien =)
Merci à toi Alundra ! :) J'ai écrit cette histoire en atelier d'écriture : on avait une consigne, on écrivait pendant un temps donné, puis on avait une deuxième consigne et ainsi de suite. Il fallait les intégrer dans une histoire cohérente.
RépondreSupprimerbonjour Ghislaine, compliqué de vs répondre si vs laissez pas de mail...
RépondreSupprimerà propos de biz'arts, pas d'inscription, je vs rajoute à la liste des participants et je vs envoie les séries de photos. mais laissez moi 1 adresse...