J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
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jeudi 1 mai 2014

Un enfant du pays



Les arbres de la place arborent une crinière rousse, dont quelques cheveux tombés tapissent déjà le sol. L’été est loin désormais et des senteurs mouillées de champignon et de sous-bois flottent dans l’air. J’aime ces odeurs sauvages qui nous rappellent la présence souveraine de la nature et la fuite inexorable des saisons. Lorsque j’ai poussé la grille, elle a grincé dans le froid matin d’automne. L’école n’a pas changé. Sa façade de pierre, percée de quatre fenêtres aux volets bleus se dresse au milieu de la petite cour au macadam usé. De chaque côté du bâtiment, le même gazon pelé, parsemé de fleurs de pissenlit, frissonne sous le soleil pâle. Aucun cri d’enfants, aucun rire ne résonne ici. Ce sont les vacances de la Toussaint et la petite école abandonnée attend sagement le retour prochain des élèves. Lorsque j’étais moi-même enfant, j’ai étudié entre ces murs. J’ouvre la porte doucement, le couloir étroit m’invite. Au fond, une salle de classe : je m’avance, mes chaussures glissent sur le carrelage, silencieuses. Et soudain, le passé refait surface, m’assaille, déploie ses formes et ses couleurs. Le souffle court, le cœur en émoi, je m’assoie à un petit bureau fané, lustré par tant de mains, par tant de manches. Le trou de l’encrier est vide, le bois foncé strié de lettres et de dessins griffonnés hâtivement ou creusés à la pointe du compas. Je revois mon instituteur en blouse grise, la barbiche sévère et l’œil attentif. Je sens à nouveau le parfum âcre de la craie, j’entends son crissement sur le tableau noir, le bourdonnement monotone des voix qui psalmodient l’alphabet… Au premier rang, Annette est assise, ainsi que Jacques, et François et Marie, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules. La petite Marie de mon enfance, devenue jeune femme, a épousé mon meilleur ami, le séduisant Paul, apparu un beau jour de septembre dans la classe, et qui venait de la ville. Le nouveau comme on disait, comme on a dit longtemps. Paul, l’enfant d’ailleurs et moi l’enfant du pays. Amis comme les doigts de la main. J’étais témoin à son mariage, témoin de son bonheur et de celui de Marie. Je soupire. Comme j’avais le cœur lourd, ce jour-là ! Un goût amer dans la bouche. Je n’ai jamais rien dit, ni à Paul ni à Marie et j’ai donné le change, j’ai souri, j’ai même ri. J’avais passé l’École Normale des années auparavant et j’étais devenu instituteur. J’avais quitté le village, muté à cinq cent kilomètres de là, dans une petite ville anonyme où mon propre anonymat me convenait parfaitement. Dès lors, j’ai coupé les ponts avec tout le monde. Aujourd’hui que l’heure de la retraite a sonné, ma présence ici après presque quarante ans d’absence sonne comme un retour aux sources. La même école, la même classe, toujours l’odeur de la craie et de la poussière qui danse dans le soleil. Pourquoi suis-je revenu aujourd’hui ? J’ai appris que Paul et Marie s’étaient séparés. Qu’est-ce que j’ai cru ? Quelle folle illusion s’est emparée de moi ? Je sais pourtant qu’on ne recolle jamais les morceaux du passé. Je sais aussi que ma place n’est pas ici, n’est plus ici. Je vais retourner dans ma ville, anonyme parmi les anonymes et j’emporterai mon secret avec moi. Je ne dirai jamais à Paul qu’il a été le seul, l’unique amour de ma vie.

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