J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
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lundi 3 octobre 2011

La vengeance est un plat qui se mange froid.

Texte publié dans l'anthologie "Proverbes 1" aux éditions Griffe d'Encre.


Thibaut n’a pas avalé un seul petit pois depuis le début du repas. Immobile devant son assiette, à la table de la cuisine, il sent l’engourdissement attaquer ses jambes, ses cuisses, son torse, ses bras. Il lève sa main droite, la remue et attrape sa fourchette.
Du bout des dents pointues, il bouscule les petits pois, les avance, les recule, les tourne et les retourne, les met en rang par deux, comme des écoliers appliqués, puis les sépare, les range en file indienne, braves petits soldats en uniforme vert. À gauche de l’assiette, un petit tas, comme une montagne, puis un autre un peu plus haut. Dans la plaine de faïence blanche, les petits soldats sont en attente. La fourchette trace alors un sillon au milieu de la troupe, la dispersant. Quelques combattants se mettent en embuscade derrière les montagnes. Ils sont nombreux aujourd’hui, les fantassins verts. La fourchette les remet en rangs serrés. Au garde à vous, ils attendent le signal. Le combat va être rude, et Thibaut pense : toute piétaille a son calvaire.
Celui de Thibaut a commencé il y a longtemps. La bataille des petits pois n’est pas nouvelle. La marâtre ne cède jamais. La marâtre dit toujours non. La marâtre ne sourit jamais. La marâtre n’embrasse jamais. La marâtre dit toujours : qui trop embrasse mal étreint.
—Mange tes petits pois !
La voix gronde dans la cuisine. Thibaut, le nez toujours baissé sur son assiette, ne bouge pas. « Je la déteste, je la déteste, je la déteste ! J’les mangerai pas ses petits pois ! J’les déteste ! »
Un silence glacial règne. On entend le tic-tac de la pendule. Les bras croisés, appuyée contre la porte du frigo, la marâtre attend. Elle attend que Thibaut liquide son assiette, qu’il avale jusqu’à la dernière les écœurantes billes vertes. Elle a de la patience ! Tout vient à point à qui sait attendre.
Thibaut et ses petits soldats aussi attendent. Il n’est pas question qu’il les mange, ces petits pois. Il a tenu jusqu’ici, il ne va pas céder maintenant. Pour lui, qui ne consent pas se tait.
Il n’a pas besoin de lever la tête pour savoir que le regard de la marâtre est fixé sur lui. Il le sent agripper ses cheveux, chauffer ses oreilles, couler dans son cou, couler partout. Il sent sa brûlure sur sa peau, ce picotement désagréable qui lui chatouille les omoplates. Mais il ne mangera pas, il l’a décidé : qui ne dîne pas dort encore mieux.
Surtout, tenir bon. Jusqu’au bout. Ne pas pleurer. Il ne faut pas. Il ne veut pas. Elle serait bien trop contente !
Thibaut installe ses soldats en ordre de bataille. Sur le bout de sa fourchette devenue arme de lancement, il en sélectionne quelques-uns. Aujourd’hui, ce sera la victoire finale. Il l’a décidé. En silence, il donne l’ordre d’attaquer. Alors, d’un geste vif du plat de la main sur le manche de la fourchette, il catapulte ses obus sur l’objectif ennemi. Les billes vertes viennent s’écraser sur les joues de la marâtre. Une seconde d’éternité flotte dans la pièce. Thibaut attend la riposte. Le silence dure. Deux secondes, trois secondes, peut-être plus. Intrigué, il ose un coup d’œil. La marâtre, les yeux arrondis comme des sphères sombres, la bouche grande ouverte, des traces sales sur les joues, le regarde, muette de surprise.
Alors Thibaut lance la deuxième salve, identique à la première. Les boulets verts s’élèvent dans l’espace pour atteindre la cible. La marâtre, la bouche toujours ouverte, sursaute. Son expression de surprise s’est accentuée. Elle porte la main à sa gorge. Un léger gargouillis s’en échappe, un râle murmuré, bizarre, déplacé dans le silence de la cuisine. Ses pommettes ont rougi et les traces vertes de la bataille ont viré au gris. Thibaut croit voir une buée translucide traverser son regard, comme un voile brumeux sur la mer les soirs d’été. Un regard de poisson crevé. Elle bouge les lèvres, essaie de parler. Sur son menton, coule un filet de salive. Ses mains tremblent, les doigts s’agitent, les lèvres pâles remuent. Un sifflement ténu glisse dans l’air.
Thibaut regarde. Il attend. Il ne pense pas qu’une troisième salve sera nécessaire. Il va gagner la bataille. Le visage de la marâtre, devenu bleu, bascule sur son épaule. Ses bras retombent, son dos glisse le long du frigo. Thibaut entend le chuintement du tissu contre la porte. Les genoux ploient, le corps s’affaisse, les yeux se ferment. Un grognement rauque, un dernier gargouillis puis le silence.
Thibaut repousse son assiette au milieu de la table et se lève. En sortant de la cuisine, il regarde une dernière fois la marâtre et pense : on a toujours besoin de petits pois chez soi !

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