J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
Bonne lecture et n'hésitez pas à laisser vos commentaires, sincères mais courtois !

lundi 26 octobre 2015

Il pleut




Il pleut. Des rigoles dégringolent le long de la vitre froide. Les gouttes clapotent sur le toit de l'appentis. Penchée sur mon clavier, je remanie le chapitre 13 de mon nouveau roman. L'éditeur veut les corrections pour mardi prochain, je sais à quoi je vais occuper mon week-end. De toute façon, la météo prévoit encore de la pluie... 
 
"Derrière le grand chêne, s'élevait une clôture en bois blanc. Luc grimpa sur les traverses et observa ce qu'il se passait de l'autre côté."

Entre mes omoplates, une légère douleur prend place. Trop longtemps assise à travailler, mauvaise position dirait mon kiné ! Je décide de faire une pause, une tasse de thé me fera le plus grand bien ! Quelques mouvements pour détendre mon dos, une poignée de fruits secs, une gorgée du liquide chaud et je retourne à mon labeur. 

"Une grande table était dressée au milieu du jardin. Deux hommes et une femme, vêtus de combinaisons argentées, un casque à antennes sur la tête équeutaient des haricots verts. Luc les fixait avec intérêt. C'est alors que la femme l'aperçut. Il baissa vivement la tête mais trop tard ! La femme le désigna à ses compagnons et tous trois se dirigèrent vers la clôture derrière laquelle l'enfant se cachait." 

La pluie claque sur les volets. C'est bizarre ce bruit, on dirait presque que quelqu'un flagelle le bois ! Je crois qu'un orage se prépare. Cling, cling ! Ah, ça ce n'est pas le bruit de la pluie ! Pourvu que le mauvais temps n'ait pas abimé quelque chose ! Je me lève et vais voir de quoi il s'agit. Derrière la vitre, la nuit prend place doucement. Clong !!! Je sursaute. Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Ça vient de l'entrée. Le cœur battant je me dirige vers la porte. J'attrape au passage un parapluie dont je serre fermement le manche. On ne sait jamais, ça peut toujours servir. Une lueur clignote au dehors. Avant que j'aie pu faire quoi que ce soit, la porte s'ouvre en grand et une forme immense, encapuchonnée dans une combinaison blanche surgit dans le hall d'entrée. Des antennes semblent surgir de son crâne.

"Aaaahhh !" Je hurle et brandis mon arme improvisée. Voilà que les aliens de mon roman débarquent chez moi. Mais je sais ce qu'ils vont faire, je les ai créés ! J'ai donc de l'avance sur eux. Prenant mon courage - et mon parapluie - à deux mains, je me rue sur l'importun.

"Eh mais ça va pas ? Marion, tu es folle ou quoi ? C'est moi, Jacques !"

Jacques ? Mon Jacques ? Mais... C'est alors que la forme se redresse et, d'une main, rejette la capuche de sa combinaison en arrière. Et je vois surgir la tête ébouriffée de mon mari, le visage marbré de traces noires, les joues dégoulinantes de pluie. Son ciré blanc à oreilles de Mickey a laissé une grosse flaque d'eau sur le carrelage.

"Jacques ? Mais qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? Tu m'as fait une de ces peurs !

— J'ai crevé juste au coin de la rue ! La voiture a fait un écart et j'ai heurté le lampadaire en face, l'ampoule fait du morse maintenant ! J'ai essayé de changer la roue mais avec toute cette pluie, j'y vois rien du tout, je crois que je vais appeler un dépanneur."

A ce moment précis, un grand coup de vent a fait claquer la porte et la lumière s'est éteinte, plongeant dans le noir tout le quartier. Et comme une houle, un énorme, irrépressible et irrésistible fou rire m'a secouée des pieds à la tête !

Notre cher Henri


Le cercueil vient d'être descendu dans la fosse. J'ouvre le défilé des derniers adieux. Les pétales de roses s'envolent de mes mains, viennent s'échouer sur le bois blond. Quelques secondes à le fixer des yeux et je m'éloigne. Je pense au discours du maire, tout à l'heure à l'église.

"Notre cher Henri, si dévoué pour sa commune... cette âme généreuse et vraie... cet homme simple et bon...". 

Mon père, vu de l'extérieur. Entre nos quatre murs ma mère souffrait, délaissée par un mari volage. Elle donnait le change en public, jouait le rôle de la parfaite épouse, heureuse et comblée. Elle aura sauvegardé les apparences jusqu'au bout. Elle compensait en m'inondant de tendresse. Et les nuits qu'elle passait seule n'étaient pas toujours semblables car elle écrivait. Chaque fois sous sa plume le monde se recréait, se parait des couleurs chatoyantes d'un bonheur qu'elle avait cru possible et qui lui glissait entre les mains. 

Mon père estimait que ma mère me couvait trop, qu'elle ferait de moi une poule mouillée. 

"La vie est dure, il n'y a pas de place pour les faibles, il faut endurcir ce garçon si on veut qu'il devienne quelqu'un".

J'entends encore ses paroles qui me terrorisaient. Il avait décidé de m'inscrire chez les scouts. Une fois par mois le groupe partait faire du camping. Je détestais ça. Enfant unique, sensible et délicat, je supportais mal la promiscuité de la vie collective, la rudesse de gaillards sportifs qui me dépassaient tous d'une tête, le manque de confort de la vie en plein air, les araignées, les fourmis, le froid en hiver... Je fus vite en butte aux railleries des autres garçons. Ma mère me manquait et surtout, j'avais peur la nuit. Chaque bruit me faisait sursauter, chaque mouvement me mettait en alerte. Les yeux grands ouverts dans le noir, le cœur en émoi, je restais des heures sans dormir, avant de sombrer, vaincu par la fatigue. Mais même endormi je ne trouvais pas le repos. D'horribles cauchemars me malmenaient et je me réveillais en hurlant de frayeur, provoquant la grogne de mes camarades de chambrée.

Je rêvais d'une femme vêtue de voiles qui ondulaient autour de son corps mince. Elle était belle mais de cette beauté froide et lisse qui n'attire pas la sympathie. Elle ne souriait jamais. Ses yeux sombres me fixaient, cruels. Sous le bras gauche de la belle jeune femme, un lézard noir ondulait. J'en avais très peur. Au fil du rêve, le lézard grossissait, grossissait et venait s'enrouler autour de moi. La femme éclatait alors d'un rire fou tandis que le lézard m'étouffait... 

Les cauchemars s'étaient aussi manifestés à la maison et mon père voyait là la nécessité de poursuivre mon endurcissement. Ma mère avait trouvé un moyen pour me réconforter. Elle écrivait mes rêves, inventant un petit héros qui me ressemblait et surmontait tous les obstacles. Ces histoires mettaient à distance la terreur et calmèrent les mauvais rêves. Lorsque ma mère est morte, j'ai récupéré et lu tous ses cahiers. Une phrase m'avait marqué à l'époque, que je connais par cœur : "Il crut voir, dressée contre la nuit, une géante toile d'araignée." J'aime à penser que les contes de ma mère sont pour quelque chose dans la maîtrise adulte de mes peurs. Mon père n'a jamais su que sa femme écrivait. Il ne saura jamais que ce qu'il aurait qualifié "d'historiettes de bonne femme" seront en librairie dans trois mois et apporteront à son auteur, j'en suis sûr, une notoriété bien plus grande que le statut d'élu communal de son mari.

jeudi 1 mai 2014

Un enfant du pays



Les arbres de la place arborent une crinière rousse, dont quelques cheveux tombés tapissent déjà le sol. L’été est loin désormais et des senteurs mouillées de champignon et de sous-bois flottent dans l’air. J’aime ces odeurs sauvages qui nous rappellent la présence souveraine de la nature et la fuite inexorable des saisons. Lorsque j’ai poussé la grille, elle a grincé dans le froid matin d’automne. L’école n’a pas changé. Sa façade de pierre, percée de quatre fenêtres aux volets bleus se dresse au milieu de la petite cour au macadam usé. De chaque côté du bâtiment, le même gazon pelé, parsemé de fleurs de pissenlit, frissonne sous le soleil pâle. Aucun cri d’enfants, aucun rire ne résonne ici. Ce sont les vacances de la Toussaint et la petite école abandonnée attend sagement le retour prochain des élèves. Lorsque j’étais moi-même enfant, j’ai étudié entre ces murs. J’ouvre la porte doucement, le couloir étroit m’invite. Au fond, une salle de classe : je m’avance, mes chaussures glissent sur le carrelage, silencieuses. Et soudain, le passé refait surface, m’assaille, déploie ses formes et ses couleurs. Le souffle court, le cœur en émoi, je m’assoie à un petit bureau fané, lustré par tant de mains, par tant de manches. Le trou de l’encrier est vide, le bois foncé strié de lettres et de dessins griffonnés hâtivement ou creusés à la pointe du compas. Je revois mon instituteur en blouse grise, la barbiche sévère et l’œil attentif. Je sens à nouveau le parfum âcre de la craie, j’entends son crissement sur le tableau noir, le bourdonnement monotone des voix qui psalmodient l’alphabet… Au premier rang, Annette est assise, ainsi que Jacques, et François et Marie, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules. La petite Marie de mon enfance, devenue jeune femme, a épousé mon meilleur ami, le séduisant Paul, apparu un beau jour de septembre dans la classe, et qui venait de la ville. Le nouveau comme on disait, comme on a dit longtemps. Paul, l’enfant d’ailleurs et moi l’enfant du pays. Amis comme les doigts de la main. J’étais témoin à son mariage, témoin de son bonheur et de celui de Marie. Je soupire. Comme j’avais le cœur lourd, ce jour-là ! Un goût amer dans la bouche. Je n’ai jamais rien dit, ni à Paul ni à Marie et j’ai donné le change, j’ai souri, j’ai même ri. J’avais passé l’École Normale des années auparavant et j’étais devenu instituteur. J’avais quitté le village, muté à cinq cent kilomètres de là, dans une petite ville anonyme où mon propre anonymat me convenait parfaitement. Dès lors, j’ai coupé les ponts avec tout le monde. Aujourd’hui que l’heure de la retraite a sonné, ma présence ici après presque quarante ans d’absence sonne comme un retour aux sources. La même école, la même classe, toujours l’odeur de la craie et de la poussière qui danse dans le soleil. Pourquoi suis-je revenu aujourd’hui ? J’ai appris que Paul et Marie s’étaient séparés. Qu’est-ce que j’ai cru ? Quelle folle illusion s’est emparée de moi ? Je sais pourtant qu’on ne recolle jamais les morceaux du passé. Je sais aussi que ma place n’est pas ici, n’est plus ici. Je vais retourner dans ma ville, anonyme parmi les anonymes et j’emporterai mon secret avec moi. Je ne dirai jamais à Paul qu’il a été le seul, l’unique amour de ma vie.

L'artiste



Il a des étoiles dans les yeux, il rit il pleure pour de faux pour de vrai, qu’importe ! Sa vie c’est sa passion sa passion c’est sa vie. Il saute il danse il virevolte il s’écroule. Il se relève il repart il reprend ses rêves là où il les a laissés jamais longtemps jamais trop loin. Il ne les comprend pas toujours ils ne le comprennent presque jamais. Les autres. Pourtant il écrit la vie leur vie, il la chante il la danse il la montre il la transforme. Il les connaît par cœur par corps là ou ailleurs, partout toujours. Il rit il pleure il dit… Et c’est vrai et ça sonne et ça vibre. On l’aime on le déteste il est riche il est pauvre il vit il meurt il sait mais ne sait pas. Pourquoi… Il a des étoiles dans les yeux des rêves au creux des mains de la tristesse à revendre… l’artiste.

Constance



« La première fois que je l’ai vue, elle ne m’a pas fait une forte impression. J’avais cependant remarqué la finesse de ses chevilles et ses longs cheveux bruns. Je me suis dit qu’ils allaient bien avec son prénom. Pour moi, une Constance ne peut pas être blonde. Question de sonorité. Dès la deuxième coupe de champagne, elle riait comme une petite fille, en éclats cristallins qui éclataient comme les bulles de son breuvage. Je crois que c’est à ce moment que je suis tombé amoureux. De son rire tout d’abord, puis d’elle tout entière ensuite. Amoureux fou.
Rien n’était trop beau pour elle. C’était facile pour moi, j’avais gagné au loto une somme pour laquelle il m’aurait fallu trimer plusieurs vies avant de la rassembler. Mon salaire d’enseignant faisait pâle figure à côté. J’avais quitté la profession. Les élèves ne me manquaient pas. A la place, je gérais les conflits sociaux et les dividendes que me rapportait le groupe de presse que j’avais racheté. Quoiqu’en injectant de l’argent frais dans une entreprise au bord de la faillite, j’avais calmé bien des ardeurs syndicalistes. Et garanti les emplois menacés. Au fil du temps, j’ai même développé l’activité, plus florissante que jamais aujourd’hui. Au passage, je me suis octroyé la rédaction en chef du nouveau magazine littéraire. J’ai toujours rêvé d’écrire. Et puis quand tout cela m’ennuyait, je déléguais et je partais, aux Maldives, à l’Ile Maurice ou ailleurs, là où mon inspiration du moment me poussait. Je pouvais le faire. Parfois, je devais me le répéter pour en être bien sûr : « Tu peux le faire, tu as l’argent, tu es riche ».
Ça, Constance l’avait bien compris, et plus vite que moi. Elle profitait de mes largesses avec spontanéité et innocence, comme une petite fille à qui l’on offre des cadeaux. Sans complexe. Au fond, ça ne me dérangeait pas, je l’ai dit j’étais fou amoureux, et puis même en vivant sans compter, je pouvais encore assurer la vie entière de plusieurs héritiers, si j’en avais eu, et l’appétit vorace du fisc. Les bijoux, les voyages, les spectacles, les appartements, les vêtements de luxe, je ne lui refusais rien. Pourquoi l’aurais-je fait, puisque je pouvais lui offrir tout cela ? Son sourire enfantin et son rire en cascade me payaient en retour.
Pourtant, quelque chose me tracassait. Constance préférait souvent profiter de tout cela sans moi. Elle allait au spectacle avec ses amies, partait en voyage avec elles. Elle s’éloignait, se détachait inexorablement. Jusqu’au jour où j’appris, par hasard, qu’elle me trompait. Constance avait un amant ! Un petit écrivaillon à deux balles qui venait de faire un petit succès d’estime dans une petite maison d’édition. Ma petite vie éclatait. Je fis une scène épouvantable à Constance et lorsque j’eus fini ma diatribe, un rire de cristal, moqueur et léger s’échappa de la bouche en cœur de la garce. Un rire de petite fille qui a cassé son jouet et en réclame un autre, jetant l’ancien à la poubelle comme un vulgaire yaourt périmé. Mon sang n’a fait qu’un tour. Je l’ai giflé à toute volée. Sa tête a heurté le rebord de la table en marbre. C’est quand j’ai vu le filet rouge au coin de ses lèvres que j’ai compris.
Et vous savez quoi, Maître ? Ce qui me manque le plus, c’est son rire, son rire d’enfant espiègle, ce rire qui avait su si bien m’embobiner. »

mardi 18 février 2014

Tu marches côté soleil



 Tu marches côté soleil sur les pavés disjoints d’une rue du sud. Tu es un peu à contre-jour, silhouette sombre sur façade ocre. J’étrennais mon nouvel appareil, je ne savais pas bien comment me placer. La photo n’est pas belle, pourtant on te reconnaît. Sur celle-ci, tu es sur les hauteurs de Stockholm, une mèche brune s’échappe de ton bonnet rouge. Tu regardes le fleuve, les arbres couleur automne, les maisons de bois, vertes, bleues, jaunes…  Tu souris. Il faisait froid, ce jour-là. Sur cette autre, tu es sur le pont des Arts, à Paris, tu fais le clown devant les cadenas dont les clefs ont été jetées on ne sait où. Sur celle-là, tu as voulu que je te prenne au centre de l’arène de Séville, tu faisais semblant de dompter le taureau, ta muleta invisible, je la voyais tournoyer dans le soleil. Tu n’avais pas voulu quitter ton bonnet, malgré la chaleur de juillet. Te voici maintenant à Porto, tu penches la tête par la fenêtre du vieux tramway, on ne voit que ton dos… J’ai étalé devant moi tous ces clichés où tu es. Là, tu as trois ans, perché sur un cheval du carrousel du Sacré-Cœur. C’était le jour de ton anniversaire. On aurait dit un angelot, bouclé comme un chérubin. Ici, tu dois avoir neuf ans, je crois. Tu portes ton bonnet rouge enfoncé jusqu’aux yeux, tu fais une grimace rigolote. On avait bien ri ce jour-là… Te voici au ski, avec ta classe. Je reconnais madame Lambet, ton institutrice, et puis tous tes camarades qui t’entourent : Maëlle, Frédéric, Yohann, Clara… Ton sourire est magnifique. Tu étais revenu épuisé mais heureux.
Quand je ferme les yeux, je te vois marcher, les bras écartés, pas à pas, concentré, sur le rebord en pierre du mur de chez mamie. Ton bonnet un peu trop grand plissait sur ton front. Tu n’as pas voulu que je te photographie, ce jour-là. Tu es tombé du mur, ta main droite saignait.
J’ai fait deux piles de photos. Celles où tu portes ton bonnet est la plus fournie. Tu as entre neuf et onze ans. Tu ne voulais plus le quitter. Tu dormais même avec. Tu disais : « Il me tient compagnie, c’est comme un doudou. » Ici, tu l’avais posé sur le banc à côté de toi, juste une seconde. Tu as crié, tu as pleuré quand tu as vu que j’avais pris le cliché. J’ai dû te consoler, longtemps, et te bercer jusqu’à ce que tu t’endormes, apaisé. La trace des larmes avait creusé deux sillons blancs sur tes joues amaigries. Désormais, tu portes ce bonnet sur toutes les photos, jusqu’à la fin. Hiver comme été. Tu ne voulais pas qu’on voie tes cheveux disparus, ton crâne lisse et blanc. Tu ne voulais pas du regard apitoyé des gens, des questions qui ne manquaient jamais… Auxquelles tu ne voulais pas que je réponde. Sur cette photo-là, tu as beaucoup maigri, tu flottes dans tes vêtements, même ton bonnet rouge glisse. Tes yeux cernés fixent l’objectif avec gravité. Tu es beau. Dans trois mois, tu auras onze ans. Je sais maintenant que tu ne les atteindras pas.
Je range les photos. Je n’en garde qu’une, celle où tu as porté ton bonnet rouge pour la première fois.  

Cocoonia



Son père et avant lui son grand-père lui avaient conté ses merveilles. Il n’avait eu de cesse de la découvrir. Il l’avait cherchée toute sa vie. La Ville. Aujourd’hui, au terminus de son existence, alors que la distance parcourue se chiffre en milliers de kilomètres et qu’il vient de descendre de l’autocar, il en est sûr, elle est là. Il a en main la carte amollie à force de manipulations. La croix qu’il a tracée au milieu de nulle part, c’est elle, la ville tant rêvée, tant espérée. Pourtant, il ne voit rien. Pas d’immeubles sombres ou clairs, pas de façades, aucun véhicule, pas un son. Nulle rue ne se devine, rien n’arrête le regard. Aucune âme qui vive. Il marche sur un sentier pierreux, parmi des champs d’herbes folles et au loin, seuls les troncs gris de grands arbres verts se dessinent sur le ciel, comme autant de sentinelles silencieuses. Il avance à petits pas et découvre un plan d’eau à sa droite. L’air est tiède. Où est donc cette ville merveilleuse si vantée par ses aïeux ? Se serait-il trompé ?
Bientôt, d’autres sentiers quadrillent le paysage, ébauchant une géométrie naturelle, qui se confirme au fil de ses pas. C’est alors qu’il aperçoit au milieu de la verdure, des formes rondes ou ovales, dont les teintes se déclinent de la plus claire à la plus sombre, du blanc laiteux au noir corbeau. Blotties entre les feuilles, regroupées comme de petits pâtés de maisons, ce sont les fameuses habitations de Cocoonia. Il s’approche, écarte de la main les roseaux et en découvre d’autres, comme autant de quartiers disséminés sur le territoire, parcourus de chemins sinueux. Certaines habitations lui arrivent aux genoux, ressemblent à de gros cailloux ou de petits menhirs, d’autres pourraient tenir dans son poing fermé s’il s’avisait d’y toucher. Mais alors, il verrait aussitôt surgir les gardiennes de ces lieux, les femmes aux seins lourds et au regard dur à celui qui viendrait troubler le repos de leurs œufs. Car ce sont bien des œufs, ces demeures à la coquille translucide, sous laquelle on pourrait presque voir onduler un frisson. Les femmes ne sont pas là mais il sent leur présence inquiète et rassurante. Il déambule et s’émerveille de la typographie de Cocoonia, chaque secteur embrassé par la nature. Les arbres eux-mêmes abritent entre leurs branches, dans de vastes nids de feuillages, des cocons, promesses de vies futures. Au détour du sentier, le lac s’offre à lui. Il contemple, comme au fond d’un miroir, en négatif, la même ville d’œufs groupés bientôt éclos, au bord de sentiers de galets et de champs d’algues aquatiques.
Soudain, le plan d’eau se ride, des bulles montent des profondeurs et viennent éclater en surface. Il distingue des frétillements pressés, des ondulations marines. Puis, dans une envolée multicolore qui lui fait lever la tête, les ailes de milliers de papillons zèbrent le ciel. Enfin, des femmes se lèvent d’entre les roseaux, attentives aux légers craquèlements des œufs, qu’il perçoit lui aussi, le cœur en émoi. C’est bien elle, la ville qu’il a tant cherchée et dont les merveilles lui sont enfin dévoilées. Alors, il s’éloigne doucement, quitte les sentiers, recule jusqu’aux confins de la cité. Accompagné du bruissement de la vie, il s’allonge dans l’herbe et, confiant, n’attendant plus rien, s’endort.