J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
Bonne lecture et n'hésitez pas à laisser vos commentaires, sincères mais courtois !

mardi 26 janvier 2010

Ce soir, au théâtre.

Les coulisses du théâtre étaient illuminées. Un va et vient bourdonnant emplissait l’espace. Voyant la porte de la loge de Sébastien entrouverte, Philippe toqua trois fois et entra.
—Coucou, c’est moi ! Alors, en forme ?
—Ouais, à peu près ! Si seulement ces satanés cheveux étaient moins récalcitrants ! Mais tiens, puisque tu es là, aide-moi donc à enfiler cette maudite perruque. J’attends la costumière depuis dix minutes, mais elle est occupée avec Josy. La star fait des caprices !
Tant bien que mal, la perruque fût enfilée puis ajustée sur la tête de Sébastien.
Comme il restait à peu près une heure avant l’entrée en scène, Philippe quitta son partenaire bouclé, et décida de s’offrir un café avant de rejoindre sa loge. Il mit une pièce dans la machine, l’entendit cliqueter en descendant, et bientôt, un gobelet en plastique apparut, suivi d’un bâtonnet blanc (une touillette, comme disait Sébastien !), de sucre en poudre, et d’un filet de café bouillant et mousseux. Le ronron de l’appareil se tut, et Philippe attrapa la timbale fumante. Adossé au mur, il but à petites gorgées précautionneuses le liquide trop chaud, les paupières mi-closes. Détendu, tranquille, il était bien. Il savait son texte sur le bout des doigts, il se l’était encore récité dans la voiture en venant. Il est vrai qu’au bout de cent représentations, c’était devenu un automatisme. Mais c’était toujours le même plaisir.
Philippe était heureux. Il aimait l’ambiance des grands soirs, cette agitation de ruche qui allait bientôt s’emparer du théâtre, le pas précipité des commis, les bras chargés de robes, de costumes, de boas multicolores traînant par terre… Il aimait la séance de maquillage, même s’il devait rester immobile, guettant les changements de son reflet dans le miroir. Il aimait jusqu’à l’odeur de poussière et de vieux tissu qui flottait dans l’air, et même mieux, il aimait aussi les cris et les récriminations de Josy, qui n’était jamais contente, et engueulait tout le monde quand elle était nerveuse. Il aimait, bien sûr, l’attente derrière le rideau, ce moment suspendu, quand les murmures de la salle s’apaisent peu à peu, juste avant l’entrée en scène. Bref, le théâtre c’était sa vie, et il n’en voulait pas d’autre.
Il rejoignait sa loge juste au moment où Agathe, la maquilleuse arrivait.
—Oh, Monsieur Philippe, je ne suis pas en avance aujourd’hui, il va falloir faire vite. Allons-y !
Philippe s’installa dans le fauteuil, abandonnant son visage aux mains expertes de l’artiste. Elle commença par le masser avec une crème qu’elle étirait des joues et du menton jusqu’aux tempes. Le geste à la fois vigoureux et doux n’était pas désagréable. Philippe ferma les yeux. La maquilleuse lui redessina les sourcils au crayon noir, masqua d’un peu de poudre les menues imperfections des ailes du nez, et lui appliqua trois tâches de rousseur sur les pommettes.
Soudain, Philippe fronça les sourcils. Machinalement, il se répétait des bouts de son texte depuis un moment. Mais, comme sur un disque rayé, toujours les mêmes répliques lui venaient à l’esprit. Il ne se souvenait de rien d’autre. « Quelle est la première phrase ? Tout à l’heure, je savais tout par cœur ! Ca va bien me revenir quand même ! »
Mais rien ne lui revenait. Cette première réplique, la sienne de surcroît, et qui aurait entraîné la suite du texte dans son sillage, s’était volatilisée.
Philippe faisait des efforts désespérés pour la retrouver. Il essayait d’imaginer la scène, la position de ses partenaires, leurs répliques à eux, le décor. Rien n’y faisait ! Le trou !
L’angoisse commençait à lui serrer la gorge. « Ce n’est pas possible, pas maintenant, pas ce soir ! C’est passager. Je suis sûr que c’est passager. Voyons. Ça parle de quoi déjà ? Mais bon sang, ça parle de quoi ?? Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai tout oublié ! »
Il rouvrit les yeux, et s’aperçut, l’air hagard, dans le miroir. La maquilleuse lui passait une houppette sur les joues. Concentrée sur son travail, elle fredonnait doucement.
Philippe avala sa salive et referma les yeux. Son cœur galopait dans sa poitrine. « Du calme, tout va bien. Agathe est là, tout est comme d’habitude, c’est la centième, y’a pas de problème. Voyons, … le début … »
Mais tout n’était pas comme d’habitude, les mots s’étaient envolés, et Philippe ne pouvait pas les rattraper. Et plus il se creusait la cervelle, moins il se souvenait. « Est-ce que c’est le trac ? Mais non, t’es débile, pas pour la centième ! Alors c’est quoi ? Perte de mémoire ? »
En proie à l’affolement, Philippe s’agitait sur sa chaise. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Ses doigts tremblaient, et il fut pris d’une brusque nausée. Il se pencha en avant, l’estomac retourné.
—Monsieur Philippe, ne remuez pas comme ça ! Je ne vais jamais y arriver !
La douce, la calme Agathe, se fâchait. « Et alors, qu’est-ce que ça peut me faire si elle y arrive pas ! Est-ce que j’y arrive, moi, à me souvenir de mon texte ? !! »
Philippe repoussa la main de la maquilleuse et se leva en chancelant.
—Il faut que je trouve Sébastien, je ne peux pas jouer ce soir, il faut tout arrêter, oui, c’est ça, tout arrêter !
—Quoi ? Monsieur Philippe, mais attendez, je n’ai pas fini !
Philippe ne répondit pas. Il se rua sur la porte de la loge. C’est à cet instant que Sébastien passa sa perruque bouclée dans l’entrebâillement. Il eut à peine le temps de se reculer pour ne pas entrer en collision avec Philippe.
—Eh ! Qu’est-ce qui te prend ? On a encore vingt minutes, c’est pas la peine de te précipiter comme ça !
—Ah, Seb, tu es là ! Il faut tout arrêter, je ne peux pas jouer !
—Qu’est-ce que tu racontes ? Arrêter quoi ? Dis, Philippe, tu es sûr que ça va ?
—Mais non, ça va pas. C’est ce que je me tue à te dire ! J’ai perdu la mémoire, je ne me souviens pas de mon texte, je ne peux pas jouer ce soir !
Philippe, les yeux exorbités, le visage livide, avait hurlé. Au bord des larmes, il se mit à marcher de long en large en gémissant, se tordant les mains d’angoisse. Un tic nerveux lui tordait le coin de la lèvre à intervalles réguliers. Tout son corps tremblait.
Sébastien, interloqué, le regardait.
—Tu as oublié ton texte ? Mais ça arrive à tout le monde, ce doit être un peu de trac, ça va aller, pourquoi tu t’affoles comme ça ?
Il jeta un coup d’œil à Agathe, qui, la houpette à la main, écarta les bras en signe d’impuissance.
—Mais non, c’est pas juste un peu de trac. Je vous dis que j’ai perdu la mémoire ! Vous comprenez rien de rien ! J’ai per-du la mé-moi-re ! Il faut annuler la représentation !
La voix de Philippe était montée dans les aigus et la sueur lui dégoulinait le long des tempes. Au bord du malaise, il s’assit par terre et appuya sa tête au mur.
Sébastien s’accroupit face à lui.
—Ecoute, vieux, tu sais bien qu’on n’annule pas une représentation théâtrale comme ça ! Ceci dit, tu m’as l’air bien mal en point. Tu paniques, là, et tu te déclenches des malaises. Alors tu vas te détendre, te calmer, et tout va rentrer dans l’ordre, d’accord ?
Puis, se tournant vers la maquilleuse :
—Agathe, vous pouvez aller chercher une serviette humide, et un calmant avec un verre d’eau, s’il vous plaît ?
Un quart d’heure plus tard, le cachet commençait à agir. Philippe, plus calme se laissait faire par Agathe, qui lui avait appliqué la serviette sur le front.
Sébastien consulta sa montre.
—Bon, faut y aller. Du courage, t’es un pro, oui ou non ?
Et, attrapant Philippe sous un bras, il l’aida à se mettre debout.
Certes, Philippe était un pro, mais il n’était pas sûr, dans son for intérieur, que tout allait bien se passer. C’était sans doute une grosse erreur que de jouer ce soir. Bien sûr, il se sentait mieux. Le calmant l’avait apaisé, il ne tremblait plus, et cette affreuse nausée avait disparu. Mais son texte ? Ce n’était pas pour autant qu’il s’en souvenait ! Il n’osait même pas essayer d’en ramener les phrases à la surface de sa mémoire, de peur de constater l’horrible vide qu’il pressentait. Si en scène, les choses se passaient mal, ce serait la catastrophe. Est-ce que Seb en était conscient ? Il n’eut pas à lui poser la question. Déjà, son ami l’entraînait à travers les couloirs. Il se retrouva face à la lourde tenture rouge. L’angoisse un instant dissipée réapparut. Il sentait à nouveau la nausée monter en lui. C’est ce moment que Sébastien choisit, dès l’ouverture des rideaux, pour le précipiter sur la scène, d’une franche poussée dans le dos.


*********


Philippe se réveilla en sursaut, en poussant un cri.
—Monsieur Philippe ! Vous avez bougé ! Regardez-moi ça, j’ai débordé ! Va falloir que je recommence !
Agathe était furieuse. Le trait rose qui devait souligner l’ourlet de la lèvre inférieure de Philippe, zigzaguait jusqu’au menton. Agathe jeta le crayon sur la coiffeuse, et à l’aide d’une petite éponge, entreprit de réparer les dégâts.
Philippe, la bouche ouverte, fixait le miroir d’un air hébété. On aurait dit qu’il cherchait à détailler chaque geste de la maquilleuse, ou qu’il la voyait pour la première fois.
—Où suis-je ?
Il tourna la tête et regarda autour de lui. C’était sa loge, familière, inchangée, avec le poster de Louis Jouvet au dessus du canapé.
—Monsieur Philippe, s’il vous plaît, vous voulez bien rester tranquille ?
Il reconnut la voix excédée de la maquilleuse.
—Agathe, quel jour sommes-nous ?
Agathe ouvrit des yeux ronds.
—Ben, vendredi 28 ! Oh là là, ça ne vous réussit pas de vous endormir au milieu du maquillage. On dirait que vous revenez de la planète Mars !
Philippe soupira. Il reprenait peu à peu ses esprits. Agathe en avait terminé avec les dernières retouches. Elle recula, scruta le visage de Philippe, puis satisfaite, hocha la tête en souriant.
—C’est bon, vous êtes fin prêt !
On frappa à la porte, et la perruque de Sébastien apparut.
—Allez, allez, on se dépêche, plus que vingt minutes !
Un goût amer de déjà-vu submergea Philippe.
—Dis, Seb, ça t’arrive de … enfin, de …
La phrase resta en suspens.
—De quoi ? T’en fais une tête !!
Philippe s’ébroua, et de la main, sembla chasser une mouche.
—Oh rien, laisse tomber !
Une drôle d’impression, un doute diffus le tenaillaient, et c’est la gorge nouée, un poids sur la poitrine, qu’il suivit Sébastien jusqu’à la scène. Le trac, un trac incontrôlable venait de lui tomber dessus ! Un trac de débutant, au bout de toutes ces années ! Il se souvint de la toute première fois, quand, le cœur battant et les mains moites, il avait fait son entrée devant le public. Et aujourd’hui, c’était comme cette première fois. Il se retrouvait derrière le rideau, les trois coups martelant ses tempes et titillant ses nerfs, la tête vide et pourtant si pleine. A grand renfort de prières intérieures, il espéra un miracle. Et le miracle vint, comme toujours. Dès que le rideau s’ouvrit et que les applaudissements crépitèrent, Philippe s’avança sur la scène et déclama son texte sans aucune difficulté. Les mots coulaient, libres, vrais, vivants. Philippe jouait. Philippe vivait. Et ce soir-là, une fois de plus, le public jubila.

Un crime quelconque.

Texte paru dans le n° 13 de la revue "Pr'Ose" (printemps 2009)


—C’est fini, princesse.
La panique de Léa reflua à l’instant même où elle l’entendit. La clef tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit. Léa ferma les yeux, éblouie par la lumière crue qui se déversa dans la pièce. Elle perçut le glissement des pantoufles sur le parquet et bientôt une main attrapa la sienne.
—Tu peux sortir maintenant. Ta punition est levée. Et que ça te serve de leçon.
La fillette ouvrit peu à peu les yeux. Son père se tenait devant elle, sur le seuil. Elle se rappela soudain le poème de Victor Hugo : « Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir, pour un crime quelconque … ».
—Tu vois ce qui arrive aux petites filles désobéissantes, alors ne recommence plus.
L’enfant baissa la tête. Son cœur cognait dans sa poitrine.
—Allez, c’est fini maintenant. Viens faire un bisou à papa.
Son père s’approcha, lui releva le menton et se pencha vers elle. Léa sentait son haleine tiède sur son visage. Et aussi la senteur sucrée de son eau de toilette. Elle déposa un baiser rapide sur la joue tendue et esquissa un sourire.
—Là, c’est bien, princesse. Maintenant, va faire tes devoirs.
Léa sentit le nœud dans son estomac se desserrer un peu. Elle se dirigea vers l’escalier, agrippa la rampe et monta.

Léa détestait le papier peint de sa chambre. Une tapisserie de bébé. Ces ridicules nounours roses qui dansaient, le sourire figé, elle aurait voulu les voir disparaître à tout jamais. Quand elle fermait les yeux le soir, elle voyait encore et encore leur regard joyeux qui la contemplait et la poursuivait jusque dans ses rêves. Pour ne plus se sentir observée, elle avait arraché la moitié d’un lé, hier et maman s’était fâchée.
—Tu fatigues ta mère, Léa. Tu es une méchante petite fille.
L’enfant avait serré les dents sous la fessée paternelle. Pas une larme n’avait mouillé le petit visage crispé. « Léa, méchante. Léa, méchante, se répétait-elle, les muscles douloureux. » Elle savait qu’il ne fallait pas fatiguer maman. Maman, souvent couchée à cause de sa maladie. Maman …
A cette pensée, la crampe à l’estomac se fit plus intense. Léa, la gorge contractée à en avoir mal, réprima un sanglot. Elle referma le cahier ouvert sur son bureau et se leva. Un frisson la parcourut. Elle alla se rouler en boule sur le tapis. Les ombres du soir envahissaient la chambre sous les toits mais la fillette ne les voyait pas. Elle s’était endormie.

Un grincement discret la réveilla. Les yeux grands ouverts sur l’obscurité, elle attendait. Les genoux remontés jusqu’au menton, les bras repliés sur la poitrine, elle ne bougeait pas. Seule sa respiration heurtée semblait emplir la chambre de bruit. Léa pensait : « Si je reste immobile comme ça, je vais peut-être disparaître. » Elle souhaita se dissoudre dans le tapis.
Un glissement de pantoufles sur le parquet. Des effluves sucrées dans l’air. La fillette sursauta. La peur, comme la marée qui galope à toute allure pour recouvrir le sable, reflua en elle.
—Ma princesse … Où elle est ma petite princesse qui va être gentille avec son papa ?
La voix chuchotait, basse, insistante.
« Non, papa ! Non ! » Léa crispa les poings et avant de fermer très fort les yeux, elle entendit la fermeture éclair du pantalon glisser lentement. Derrière ses paupières closes, elle voyait le sourire des nounours.
En bas, maman dormait.

jeudi 21 janvier 2010

La lampe.

Texte paru dans la revue "Ecrire Magazine" n° 90 de janvier 2006.


Je me souviens, enfant, de la fascination que j’avais pour notre lampe à pétrole. Son pied en marbre veiné de rose et de gris, reposait sur un large socle en bronze, ciselé comme une légère dentelle. Le réservoir, creusé de fins sillons, était légèrement bombé sur le dessus. Quant au verre de lampe, dont le long col transparent s’opposait à la verrine arrondie, j’aimais ses reflets rubis qui dansaient, chatoyants, lorsque la flamme était allumée.
Les soirs d’orage, lorsqu’une panne d’électricité survenait, mon père distribuait les rôles :
—Jeanne, va chercher la bouteille de pétrole. Clément, les allumettes et la torche électrique !
Ma mère et moi, nous allions à tâtons dans l’obscurité, les mains en avant, les yeux grands ouverts dans le noir, nous cognant parfois aux meubles, et nous revenions avec notre butin, ombres tremblantes sur les murs du couloir. C’est alors que le rituel commençait. Mon père me demandait de diriger la torche sur la lampe à pétrole. Puis il retirait le verre de lampe, prenait la bouteille de pétrole, et en versait tout doucement, d’un geste lent et précis, pour ne pas en renverser, dans le réservoir. Il réglait alors la hauteur de la mèche avec la molette, et grattait une allumette qu’il approchait du bout cotonneux. La flamme surgissait, encore faible et vacillante, et mon père replaçait le verre de lampe sur la grille de la galerie. Seulement alors, la flamme se redressait, jaune et bleue, et jetait tout son éclat dans la pièce. J’étais fasciné par cette petite lueur, et je la fixais longuement, jusqu’à ce que les yeux me piquent. Seul un halo lumineux éclairait la table. Les coins de la pièce étaient plongés dans une pénombre incertaine, mystérieuse. Mon père, ma mère et moi, rassemblés dans le cercle de lumière, bavardions à voix douce et lente, comme si nous avions peur de réveiller quelqu’un. Nos silhouettes se dessinaient sur les murs, agrandies, déformées. Elles donnaient souvent lieu à des jeux d’ombres chinoises, domaine dans lequel mon père excellait.
J’aimais ces soirées un peu à part, où le contour des choses tremblotait dans un flou doré, comme doué de vie. Quelquefois, nous lisions, et seul le tic-tac de l’horloge rompait le silence. Les reflets rouges de la verrine dansaient sur la nappe, et le mystère qu’ils engendraient, alimentait mon imagination déjà fertile. De temps en temps, je levais les yeux de mon livre, et observais les ombres projetées au mur. J’y voyais tantôt des monstres, tantôt des fantômes, tantôt des animaux fabuleux. J’aurais aimé que plus souvent l’orage nous privât d’électricité, afin de recréer encore et encore la magie de la lampe à pétrole.
Mais au bout d’un moment, la pluie cessait, les coups de tonnerre s’éloignaient, les éclairs s’éteignaient, et le salon se rallumait. On entendait un déclic, puis un faible bourdonnement. La télévision reprenait du service. En même temps venait le ronronnement du moteur du réfrigérateur qui se remettait en marche. Mon père éteignait la lampe à pétrole, mais ne la rangeait pas tout de suite, au cas où une nouvelle panne surviendrait, ce qui arrivait quelquefois, à ma plus grande joie.
Il nous est même arrivé de devoir monter nous coucher alors que le courant n’était pas encore rétabli. Mon père, marchant en tête, la lampe à la main, nous éclairait dans l’escalier. Il m’accompagnait dans le rituel du coucher, m’éclairant du faible halo jaune, puis, m’ayant souhaité une bonne nuit, emportait la lampe, me livrant à l’obscurité et à mes rêves.
Ces soirs-là, j’avais l’impression de vivre au siècle dernier, et je m’imaginais un quotidien romanesque, fait de chandeliers scintillants portant des bougies colorées, de costumes chamarrés, de duels au champ d’honneur, de perruques et de voitures tirées par de magnifiques chevaux blancs. J’étais un marquis, ou mieux, un duc, ou pourquoi pas, un Prince. On m’appelait « Monsieur », j’avais des serviteurs, et je m’endormais, bercé par l’orage, rêvant au destin fabuleux qui m’attendait.

mardi 19 janvier 2010

Belle-maman.

—Cette soupe n’est pas assez chaude, ma fille. Veuillez la faire réchauffer. Et pas au micro-ondes, je n’aime pas le goût que cela donne.
« Le goût que ça donne ? On aura tout entendu. Comme si les ondes donnaient un goût aux aliments. Et si t’allais te la faire réchauffer toi-même, vieille bique ? »
Malgré la rage qui bouillonne dans ses veines, Magalie prend l’assiette sans un mot et l’amène à la cuisine. Ses mains tremblent. Magalie en a marre des ordres de cette vieille sorcière. Magalie n’en peut plus de la tyrannie de cette fée Carabosse. Magalie en a soupé de la soupe à la grimace que l’aïeule irascible leur sert tous les jours que Dieu fait. Je le sais, Magalie c’est moi. Et si elle s’écoutait, Magalie, elle la lui fourrerait quand même au micro-ondes, sa soupe à la vieille. Même pas sûre qu’elle ferait la différence, la ronchonneuse ! Mais Magalie, elle est lâche, elle préfère encore faire le dos rond. Alors, elle prend une casserole, y verse la soupe et la pose sur le gaz. Quand les premières volutes de vapeurs s’élèvent, elle la retire, la sert à nouveau et l’emporte avec elle.
Je me dégoûte quelquefois. Jamais je n’ai osé m’opposer à la Reine Mère. Par crainte, évidemment, elle est rude la bougresse ! Mais aussi par calcul. Quand on vit aux crochets de sa belle-famille, qu’on dépend d’elle financièrement, on a tout intérêt à accepter la règle du jeu qu’on nous impose. Faire profil bas pour les retombées financières, c’était ma ligne de conduite. Et puis au début, il y avait beau-papa, Jacques. Le gentil, le doux Jacques. Le joyeux, fantasque quelquefois… Par respect pour lui, par tendresse aussi, je crois, je me retenais de contrarier sa femme. Mais Jacques est décédé voilà deux ans. Deux ans que la joie de vivre a déserté cette maison. Deux ans que je supporte de plus en plus mal ma belle-mère. Deux ans que je me censure pour ne pas faire éclater la famille, pour éviter les conflits. Mais surtout pour que l’héritage ne nous passe pas sous le nez, à vrai dire !
—Tenez, Belle-Maman, j’espère qu’elle sera à votre goût, maintenant.
Un sourire humble accompagne les paroles forcées. Toujours un sourire humble. Mais la belle-mère n’en a cure. Elle détache son regard noir de mon visage et sans un merci, elle entreprend de manger sa soupe.
Je me suis rassise à ma place, ravalant ma rancœur. Pierre et les enfants ne disent mot. Seuls le tintement des cuillères sur la porcelaine et le léger chuintement de la déglutition rompent le silence. Un instant plus tard, Belle-Maman reprend la parole :
—Pierre, avez-vous pensé à contacter l’entrepreneur pour la livraison du bois, comme je vous l’avais demandé ?
—Oui mère. Il viendra la semaine prochaine.
« Oui, mère. Entendu, mère. Mais bien sûr, mère. » Pierre n’a plus d’autre vocabulaire. Il n’a plus rien, d’ailleurs, ni volonté ni envie… Pourtant quand je l’ai connu, des couilles il en avait ! Et il s’en servait, au sens propre comme au sens figuré… Sa mère a pris l’ascendant au fil du temps, sans même qu’il s’en rende compte et le jeune homme fougueux et idéaliste pour lequel j’avais eu le coup de foudre a disparu. Il est devenu ce fantôme désabusé, soumis, qui ne fait peur à personne… Aujourd’hui j’ai l’impression d’avoir épousé un pleutre doublé d’un eunuque… Mais puis-je lui en vouloir ? Moi-même, qu’est-ce que je fais de mieux ?
Le silence se réinstalle. Puis la vieille femme approche son assiette du plat et se sert du gratin de pâtes au jambon.
—J’espère qu’elles ne seront pas trop salées, comme la dernière fois et que vous avez bien pris du jambon charcutier.
—Oui, mère. « C’est pas vrai, je l’ai acheté au supermarché, en sachet. Je fais toujours ça et la vieille ne s’en rend jamais compte. Parce que c’est pas avec ce qu’elle nous donne comme fric que je vais acheter chez le traiteur. Mais qu’est-ce qu’elle croit ? »
Soudain, je sursaute. La fourchette de ma belle-mère vient de résonner contre son verre. Tout le monde lève la tête.
—Ces macaronis sont trop cuits. « Al dente », c’est comme cela que les pâtes doivent être ! Mais à quoi pensez-vous donc, ma fille ? Décidément, vous ne saurez jamais cuisiner. Mon fils n’a pas tiré le bon numéro avec vous. Vous n’êtes pas bonne à grand-chose, ma pauvre petite.
Je manque m’étrangler ! Le ton est si méprisant que je me sens rougir violemment. Une bouffée de colère m’envahit. « De quel droit cette vieille folle se permet-elle de m’humilier ? C’est pas parce qu’on vit sous son toit et qu’elle nous entretient que ça lui donne le droit de me parler ainsi, non ? Et puis pourquoi s’obstine-t-elle à m’appeler « sa fille » ? Non, non et non, je ne suis pas sa fille, je ne serai jamais sa fille !! Et Pierre, pourquoi ne dit-il rien ? »
J’ai soudain envie de pleurer. Autant de colère que de frustration. Pierre, pourquoi me laisses-tu insulter ? Non, je ne ferai pas la joie de mes larmes à cette ogresse, plutôt crever ! Je me lève et remporte le plat à la cuisine. Les vannes s’ouvrent soudain, libérant les sanglots qui me soulagent un peu. Mais il faut que je serve le dessert, une compote de pommes « maison ». Les ramequins en faïence bleue feront l’affaire, disposés sur le plateau fleuri de myosotis peints à la main. Le plateau offert à Belle-Maman pour ses soixante dix ans, l’été dernier. Quand je pense qu’elle nous a reproché cette « dépense inutile » ! Un cadeau ! Même pas un merci.
J’ai vaguement l’impression d’oublier quelque chose. Les petites cuillères ! Elle me rendra folle cette vieille, si ce n’est déjà le cas ! Au moment de retourner à la salle à manger, une idée, inimaginable, me traverse l’esprit. J’en ai le souffle coupé ! Comment ai-je pu penser une seule seconde que… Un léger vertige me saisit, je me retiens à la table. C’est ça, je deviens folle ! Le chagrin m’égare… Soudain, une vague brutale, violente déferle sur mes sens, une joie sauvage, effrayante me bouleverse et m’inonde de bonheur. Les larmes sont séchées, la tristesse envolée. Pourquoi n’y ai-je pas songé avant ? Elle est pourtant bien là, la solution ! Le souffle court, étourdie par mon projet, je me dirige vers le cellier. Je n’ai pas à chercher bien longtemps, la belle-doche a tellement peur des souris qu’elle laisse le raticide à portée de mains ! Une bonne quantité de poudre dans son ramequin et le tour est joué ! J’ai à peine tremblé…. Surtout, bien remuer pour qu’elle ne voie rien… Ranger la boite à sa place, ni vu ni connu. A cet instant, une voix aigre, impérieuse exige :
—Alors, ma fille, il vient ce dessert ?
—Oui, Belle-Maman, j’arrive. Cette fois, vous n’allez pas être déçue.

mercredi 13 janvier 2010

Journal des jours de peur.

Texte lauréat du concours de la Compagnie du Barrage, janvier 2009. Également publié chez "l'Anthologiste" éditions numériques. (2012)



Assise sur un banc de pierre à l'ombre des grands arbres, la jeune fille attend. L'air chaud embaume. Une légère poussière dorée s'est étendue sur les pétales rouges des fleurs du bord de l'allée. Tout est calme. L'agitation de la rue ne parvient pas jusqu'au petit jardin isolé.
La jeune fille a maquillé ses joues de poudre veloutée. Elle a mis sa plus belle robe. Bientôt ce sera l'heure du thé. Mais elle n'y pense pas. Son regard n'est plus là. Il est loin, bien loin derrière les feuillages agités par le vent. Plus loin que le jardin calme et les bruits de la ville. Elle attend.

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10ème jour de détention.
C'est un miracle si j'ai pu me procurer ce bout de crayon et ces feuilles. Contre les quelques cigarettes trouvées au fond de ma poche, le gardien m'a apporté ce calepin entamé. Ce n’est pas grand-chose mais je vais pouvoir tenir un semblant de journal. Je dois être prudent, ne pas dévoiler à qui que ce soit que je possède de quoi écrire. Si on le découvre, je serai battu et on me confisquera tout. Il ne le faut pas, je dois témoigner de ce qui se passe chez nous, en Birmanie.
Après la manifestation du 23 septembre, mes compagnons et moi avons été pris dans une rafle. Les yeux bandés, les pieds et les mains enchaînés, allongés à même le sol dur d'une camionnette, ballottés au gré des virages, nous ne savons pas où on nous a amenés. Sommes-nous toujours à Rangoon ? Ces affreuses cellules aux murs suintant d'humidité et de crasse, équipées de paillasses sommaires sur lesquelles on nous a jetés, sont désormais notre demeure. Si les gardiens nous ont retiré nos bandeaux et les fers de nos poignets, ceux de nos pieds continuent à nous entraver, raclant de sinistre façon le sol bétonné à chacun de nos déplacements. Mes chevilles ont enflé autour de la chair entaillée par le frottement du métal. J'ai mal mais ici on ne peut pas avoir le moindre soin. Même pour les plaies purulentes d'un de mes compagnons d'infortune ! Il gémit de douleur et croit devenir fou. C'est intolérable !


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La jeune fille fardée marche dans la rue. Autour d'elle, Rangoon s'agite : klaxons des véhicules encombrant la chaussée, sonnettes des bicyclettes, cris de la foule dense. Elle s'arrête un instant, regarde autour d'elle, semble chercher son chemin. Un groupe de jeunes bonzes pressés la croise. Elle les salue puis dirige ses pas vers l'artère principale, vers le grand bâtiment là-bas, but de sa destination. Un immeuble tout en longueur, gris et froid, percé d'étroites fenêtres à barreaux : la prison. Des militaires armés en gardent l'entrée. Elle s'approche, tente de parlementer. Elle veut savoir si son frère est là, si c'est bien là qu'on l'a amené. Mais les soldats sont inflexibles, ils ne veulent rien dire et la renvoient brutalement, la poussant du plat de leurs fusils.
"Circulez, circulez !"
Elle traverse la rue encombrée, se retourne et contemple le bâtiment. Est-il là ? Comment savoir ? Elle reviendra.


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13ème jour de détention.
Cette nuit des soldats sont venus me chercher pour m'interroger. Ils m'ont fait entrer dans une pièce violemment éclairée et n'ont cessé de me questionner pendant des heures : "Appartiens-tu au mouvement dissident ? Qui est ton chef ? Qui sont les membres ? " Ils m'ont frappé à plusieurs reprises, m'ont menacé de mort si je ne dénonçais pas mes amis. Malgré les coups, je n'ai rien dit. Au petit matin, ils m'ont ramené à ma cellule mais je n'ai pas pu dormir. La douleur et les cris des autres détenus m'en ont empêché. Je suis épuisé. Ils m’ont ouvert l’arcade sourcilière. J’ai mal. Le sang séché forme une croûte. Pour me punir ils ne m'ont pas apporté à manger. Ils nous nourrissent déjà si peu ! J'ai constamment faim.
Certains ici sont là depuis des mois. Maigres, affaiblis par les privations et les mauvais traitements. J'ai toujours mes fers aux pieds. Mes plaies se sont refermées, ne se sont pas infectées, j'ai de la chance. Ces fers, c'est pour nous distinguer des autres, nous, les prisonniers politiques.
Le bruit court que des exécutions ont eu lieu, sans procès préalable. Est-ce vrai ? Est-ce que ce sont mes camarades du parti ? Aucun moyen de le savoir.
Nous sommes plusieurs à avoir réclamé un avocat. On nous a ri au nez. Cette prison est un lieu de non-droit. On nous interdit les visites, on nous humilie en permanence, on nous frappe. Pourrais-je supporter cela encore longtemps ? Je suis si fatigué !


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15ème jour de détention.
L'infâme brouet qu'on nous a servi en guise de soupe était aigre. Malgré la faim qui me tourmente, je n'ai pas pu l'avaler. Je n'ai plus de cigarettes à échanger contre un morceau de pain. Hier, un vieillard s'est fait agresser pour quelques biscuits secs. Il a une plaie ouverte à la tête. Personne n'est venu le voir. Depuis l'attaque, assis par terre, il se balance d'avant en arrière en gémissant, comme un enfant fou ou comme une bête en cage. Et n'est-ce pas ce que nous sommes, des bêtes ? Aucune humanité ici, rien que la violence et l'ombre de la mort.
J'ai trouvé une cachette pour mon cahier et mon crayon. Derrière ma paillasse s'ouvre la bouche d'aération, fermée par une grille. J'y ai glissé mon précieux calepin mais je monte quand même la garde. Je me méfie de tous.
Depuis quelques temps je pense beaucoup à ma sœur. Elle a assisté à mon arrestation mais elle ne sait pas où je suis détenu. Et je n'ai pas le moyen de le lui faire savoir.


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Des amis sont venus. Sur la table installée sous les arbres, le thé exhale ses senteurs fleuries. Un assortiment de biscuits s'offre aux invités. La jeune fille sourit à tous, répond aimablement, hoche la tête mais son esprit est ailleurs. Il est sur le chemin de poussière où quinze jours plus tôt les soldats ont fait irruption, les armes à la main. Ils ont bouclé la petite impasse et ont envahi les maisonnettes alentour, entraînant de force tous les jeunes gens, encore des adolescents. Les chars au bout de la ruelle montaient la garde. Son frère a été emmené avec les autres. Où est-il maintenant ?
On discute, on commente, on questionne. Quelqu'un suggère de se renseigner dans toutes les prisons du canton. Mais sait-on seulement s'il n'est pas détenu encore plus loin ? Et puis les gardiens ne veulent rien dire. Les anciens prisonniers ne peuvent que répéter ce qu'on leur disait lorsque, les yeux bandés, on les emportait vers l'enfer : "Destination inconnue."
La jeune fille ne peut qu'attendre d'hypothétiques nouvelles. Ses doigts tremblent un peu en servant le liquide ambré.


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18ème jour de détention.
J'ai dû retirer mon cahier de sa cachette. Des rats ont élu domicile dans l'espace derrière la grille et ont commencé à grignoter les pages. Je n'ai pas d'endroit sûr, les autres m'espionnent sans cesse. Je ne supporte pas leur regard. Les bagarres entre détenus se multiplient. Pour un bout de pain. Pour un mot de travers. Moi-même je me suis battu pour un morceau de lard. Voilà où nous en sommes réduits.
Le vieillard agressé qui gémissait comme une bête est mort cette nuit. De faim. De douleur et de peur. De solitude, aussi. Le trou béant sur son front, rouge et tuméfié, ne s'est jamais refermé. Le trou dans son cœur fatigué non plus. Et moi je ne peux que verser des larmes amères face à la cruauté humaine.
Depuis ce matin, il pleut. J'aperçois les filets d'eau qui dégoulinent derrière les vitres sales. Moi aussi, je suis sale. La peau me démange, mes cheveux trop longs se collent en plaques dans mon cou. J'aurais besoin d'une douche. J'aurais envie d'une douche. J'imagine la senteur parfumée de la savonnette … Mais ici, tout n'est que crasse et puanteur. L'odeur des excréments et de la saleté s'insinue partout. Celle, angoissante, de la mort, aussi. Le vieillard gît toujours sur le sol de la cellule. Personne n'est venu le chercher.


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25ème jour de détention.
Je n'ai pas pu écrire dans mon cahier depuis sept jours. Ils m'épient, tout le monde m'épie …
Ils m'ont encore interrogé. Ils m'ont frappé et frappé jusqu'à ce que je m'évanouisse. Ils hurlaient, réclamaient des noms. Mes paupières gonflées ne pouvaient plus se soulever, les hématomes sur mes joues ont éclaté, inondant de sang chaud mon visage. Puis ils m'ont jeté à terre, tordu le bras dans le dos. Je crois qu'ils me l'ont cassé. Mes doigts ont doublé de volume, je peux à peine tenir mon crayon. La douleur lancinante qui irradie du poignet jusqu'à l'épaule m'arrache des gémissements. Parfois, c'est fulgurant, comme un coup d'épée et je suis alors au bord de la syncope. Mais il faut que je témoigne, il le faut. Je ne peux pas ne plus écrire …

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Dans les rues, les militaires se sont multipliés comme par magie. La nuit commence à tomber. Bientôt, les sirènes du couvre-feu retentiront. Il faut qu'elle se dépêche. Qu'elle rentre. Pourtant, la jeune fille est encore là, sur le trottoir face à la prison. Elle sait que son frère est là, à la maison d'arrêt de Rangoon. Elle a cherché longtemps, a soudoyé un gardien qui a fini par consulter sa liste. Le nom de son frère y était. Il le lui a affirmé. Et l'espoir, soudain, comme une vague bienfaisante sur la grève asséchée, renaît dans son cœur. "Ne t'en fais pas, petit frère, je vais tout tenter pour te sortir de là !"
Lorsque résonne la première sonnerie, la jeune fille court à pas légers sur le bitume.

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30ème jour de détention.
Un mois que je suis là, les fers toujours aux pieds. Peu à peu, comme les autres, je perds mon humanité. Nous nous espionnons les uns les autres. Nous nous battons pour un croûton sec, pour une gorgée d'eau croupie. Comme eux je gémis la nuit, je crie parfois lors de mes insomnies. Je ne veux pas que l'on trouve mon cahier. C'est une obsession.
L'un de mes co-détenus a été torturé, ils lui ont crevé les yeux. Depuis des heures il hurle comme une bête. Je plaque mes mains sur mes oreilles. Je sens que je vais sombrer dans la démence. Je ne peux pas supporter ses cris. Je ne veux pas devenir une bête moi aussi ! Je ne veux pas devenir fou ! Ecrire. Ecrire est la solution. Ecrire pour lutter contre la rage meurtrière des hommes.

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32ème jour de détention.
Ce matin, les militaires sont venus dans nos cellules. Ils nous ont réveillés, nous ont fait sortir dans la cour pour une demi-heure de promenade. J'ai eu du mal à soutenir la lumière du soleil. Mes yeux ne sont plus habitués. Mes jambes me portaient à peine, tremblantes d'inactivité forcée, les muscles faibles, atrophiés sans doute.
Quand nous sommes retournés à nos paillasses, le ménage avait été fait. Le sol encore humide luisait dans l'obscurité et une odeur de désinfectant flottait entre les murs gris.
Plus tard on a eu droit à une portion de riz, quelques morceaux de bœuf en sauce et une tasse de thé brûlant. Menu de roi après tous ces jours de famine ! J'ai savouré chaque bouchée, m'efforçant de manger lentement. Certains se sont jetés sur la nourriture, ont avalé trop vite et ont été malades. Les soldats les ont évacués.
En début d'après-midi, comme un présent tombé du ciel, un cadeau précieux entre tous nous a été offert : une douche ! Froide, certes et rapide, mais oh combien appréciée !
Nous avons tout pris, comme un mendiant accepte une soudaine richesse, sans se poser de questions. Puis la nouvelle s'est répandue dans la prison comme une traînée de poudre : des émissaires de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU venaient nous visiter ! Je comprenais mieux le pourquoi de ce régime de faveur ! Il fallait faire bonne figure devant les étrangers ! Et la rumeur a enflé. Certains détenus ont affirmé qu'il y aurait des libérations. Cela se pouvait-il vraiment ? Je n'osais y croire.
Nous avons essayé de parler aux représentants de l'ONU mais on ne nous a pas laissé les approcher. Alors nous avons crié pour nous faire entendre, nous avons gesticulé, un début d'émeute s'est déclenché. Les soldats ont vite réagi : ils nous ont bousculés, repoussés dans nos cellules, je sens encore le choc de la crosse du fusil sur ma nuque. La visite a été écourtée.
Ce soir je tente de retranscrire ce que je ressens. Sentiments mêlés. De l'amertume, d'abord. Pourtant, c'était l'espoir, un espoir insensé qui nous guidait lorsque nous avons hurlé notre douleur et notre haine. L'espoir que ces hommes venus de loin pourraient quelque chose pour nous, qu'ils raconteraient au monde l'enfer que nous vivons, jour après jour. Qu'ils témoigneraient, enfin ! Maintenant, je ne sais plus. Je doute. Nos cris serviront-ils ? Tout cela me semble si dérisoire, à présent !
La honte, ensuite. La honte d'avoir eu le désir fou, féroce, haineux, d’être libéré avant mes compagnons de misère, si libérations il devait y avoir. Ils ont fait de nous des chiens, des chiens à leur image.
Mais ce soir, alors que j'écris ces lignes, c'est la peur qui domine en moi. Une peur horrible, une épouvante qui m'empêche de trouver le sommeil. Que va-t-il se passer maintenant ? La répression ne va pas manquer de se produire et je la pressens implacable. Mais sous quelle forme ? Et quand ? J'ai peur.


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Dans la cour tranquille et ombragée, la jeune fille et l'avocat discutent. Elle sait qu’un représentant de l’ONU est allé visiter les prisonniers. Peut-être un nouvel espoir va-t-il se dessiner de ce côté ? La tête légèrement penchée, concentrée, l'air sérieux, elle écoute le juriste : "Les militaires ont libéré une vingtaine de détenus, mais votre frère n'en faisait pas partie. Il y avait d'ailleurs très peu de prisonniers politiques parmi les vingt. Même en créant un comité de soutien relayé par la Commission des Droits de l'Homme, nous avons peu de chance de nous faire entendre. Je suis désolé de ne pouvoir faire plus."
La jeune fille sourit tristement, le cœur lourd. Elle baisse les yeux en silence. L'ombre de ses cils repose sur ses joues pâles. Par pudeur, elle ne demande rien de plus. Elle sait que l'avocat a fait son possible. Il n'y a rien à ajouter. Les mots, quelquefois, sont de trop. Alors tous deux se taisent et s'absorbent dans leurs pensées.

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40ème jour de détention.
Ecrire. Je le dois. Il le faut. Encore et encore, même si l'horreur est la plus forte, même si le dégoût submerge tout. Les représailles ont été atroces. Trois de mes compagnons ont été torturés, suppliciés, le corps désarticulé. Puis pendus sous nos yeux alors qu'ils étaient déjà presque morts. Toutes les nuits ils reviennent dans mes cauchemars et je hurle de terreur. La mort rôde ici à chaque instant. Elle s'agrippe aux murs, s'agrippe aux corps, s’agrippe au temps … Ils veulent tous nous tuer. Mais à petit feu, en nous faisant souffrir d'abord, souffrir sans fin. Bouddha, soutiens-moi !
A nouveau ils m'ont amené dans la pièce trop éclairée. Ils m'ont attaché sur une chaise, les mains serrées dans le dos. J'ai subi le supplice de l'eau et ils m'ont frappé, frappé, frappé … J'ai demandé grâce, j'ai prié, supplié, pleuré même, mais je n'ai pas avoué.
Alors d'autres soldats sont venus. Ils m'ont détaché, m'ont dénudé, m'ont jeté à terre … Le dire, l'écrire … Il le faut ! Bouddha, aide-moi, donne-moi la force !
Un animal. Ils m'ont pris comme un animal. Eux, les animaux. Ont violenté mon corps. Déchéance, honte, je ne suis qu'humiliation. Ils m'ont rejeté dans ma cellule en ricanant.
Je veux mourir. Rejoindre les âmes pures au Nirvana. Il me semble que la mort serait plus douce que cet enfer.

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45ème jour de détention.
Mangé un peu hier. Très peu. Dormir, je ne peux pas, je ne peux plus. Je grelotte, j'ai froid, ma tête éclate. Je dois avoir de la fièvre. Pas quitté mon lit depuis trois jours. Les cauchemars reviennent sans cesse et hurlent sous mon crâne douloureux. Ils me surveillent. Je ne veux plus voir leurs yeux. J'ai mal. Les rats ont encore grignoté mon cahier. Je le garde sur moi. Le cacher. C'est vital. Ecrire, encore et toujours. Pas la force. Hier ils ont emprisonné des moines, les ont battus. Sacrilège ! Comment ont-ils osé ? Pas eux, pas les bonzes, il ne faut pas ! J'ai froid, si froid !


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?ème jour de détention.
J'ai perdu le fil des jours. Je ne sais pas combien de temps je suis resté malade. La fièvre a cédé mais je suis très affaibli. On m'a dit que l'un des moines m'avait veillé durant tous ces jours. Béni soit-il ! Si je suis en vie aujourd'hui, c'est à lui que je le dois !
Rien n'a changé ici. Les conditions de détention sont toujours aussi dures. Deux nouveaux prisonniers sont décédés, victimes des tortures incessantes. L'un d'eux a été battu à mort : les soldats avaient trouvé une vieille revue sous son matelas. D'autres ont été libérés. J'ai honte de mes pensées ! Je me sens si seul, si bafoué de ne pas avoir été choisi ! Et avec le poète, je dis :
"Seul un petit nombre a été libéré mais MKN
Applaudit à la chance miraculeuse de ceux qui partent
Tout en gardant secrets sa peine et son tourment." *
Le bruit court que la Croix Rouge Internationale a dénoncé les abus commis contre les prisonniers et les civils. Pourtant, je n'ai plus guère d'espoir. Combien de fois les tortures ont-elles été montrées du doigt, sans que cela change quoi que ce soit ! Je n'attends plus rien désormais. Je me contente de survivre. Et d'écrire.
Un espace entre deux briques est devenu la nouvelle cachette de mes mots. Avec ce cahier, je garde un semblant d'humanité. Il est aussi un rempart contre la folie, celle des bourreaux mais la mienne aussi, qui me guette à chaque instant. Qui me terrorise. Sans lui, je ne suis rien. La prison c'est la négation de l'individu. Si je sors un jour d'ici, je crois que je pourrai pardonner bien des choses, mais pas cette négation, pas cette humiliation. Ma dignité et mon amour-propre ont été détruits à tout jamais.

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Dans l'impasse, le long de la grille du jardin, la jeune fille se hâte. Depuis l'aurore elle s'apprête. Puisque la justice des hommes est impuissante, elle ira chercher celle des dieux. Elle se rend à la Pagode prier pour le retour de son frère. Les esprits protecteurs l'accompagnent. Dans son sac, les offrandes pour les moines. Peut-être consultera-t-elle aussi l'astrologue …
Arrivée au centre de la ville déjà bruyante et animée, elle jette un bref coup d'œil au bâtiment sombre qui retient son jeune frère. Songeuse, elle observe un instant. Une vague d’amertume inonde son cœur, les questions se bousculent dans son esprit. Combien de temps encore son frère va-t-il rester prisonnier de ces murs ? Combien de prières faudra-t-il faire pour l’en sortir? Combien de démarches ? Demain, elle verra l’avocat. Il a décidé lui aussi d’alerter l’opinion publique étrangère, d’une façon ou d’une autre. Réussira-t-il à ébranler les consciences occidentales mieux que n’ont pu le faire les représentants des Nations Unies ? Et surtout, cela aura-t-il des répercussions bénéfiques ici ? La jeune fille ne sait pas, ne sait plus. Elle laisse échapper un profond soupir et détourne les yeux du bâtiment.
Aujourd’hui, elle va prier. Alors elle se remet en route. Le chemin est encore long.

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* Min Ko Naing a passé seize ans en prison pour sa participation aux manifestations de 1988. A sa libération en 2005, il fonde avec d'anciens prisonniers politiques, le mouvement Génération 88. Son arrestation, en septembre, a soulevé l'indignation de la population.
(Source : Courrier International n° 883, du 4 au 10 octobre 2007.)

mardi 12 janvier 2010

Surprise !

Alignées le long du mur du fond, les quinze chaises étaient toutes occupées. Il les avait fait asseoir et, les mains sagement posées sur leurs genoux, ils attendaient. Quinze bambins en majorité blonds avec de grands yeux bleus, quelques bruns aussi aux longs cils recourbés, regardaient autour d’eux, un peu étonnés mais tranquilles. Ils attendaient la surprise qu’il leur avait promise.
Il avait aménagé le sous-sol de la villa pour l’occasion, dégagé le centre de la pièce, repoussé dans les coins les outils, la table de ping-pong, accroché les vélos sur des supports. Des guirlandes multicolores et des lanternes en papier pendaient aux murs. La grande table de jardin trônait au milieu, ornée de fleurs en crépon, de pétales de roses, de grands vases de bouquets de saison. Des coupelles remplies de bonbons ou de biscuits, des compotiers pleins de fruits dorés — oranges, pommes et poires — étaient répartis sur toute la longueur. Des bouteilles de jus de fruits rafraîchissaient dans des seaux de glaçons. Des bâtons d’encens parfumés à la fraise, piqués dans des pamplemousses brûlaient lentement. Le parfum léger s’élevait en volutes suaves vers l’ampoule qui pendait du plafond.
Les enfants, âgés de six à sept ans, le regard tourné vers la table garnie, commençaient à s’agiter. Certains auraient sans doute bien aimé goûter les bonbons ou croquer dans un biscuit ou deux. Mais ce n’était pas le moment. Ils devaient patienter. Pour rendre l’attente moins longue, il leur avait mis un peu de musique. Une petite fille battait la mesure avec sa main. Les enfants ne se parlaient pas entre eux, n’échangeant que quelques sourires timides lorsque leurs regards se croisaient. Ils espéraient.
Soudain, la porte en haut de l’escalier s’ouvrit et il apparut au bord des marches. Ses pas rebondirent sur les degrés de pierre et il déboucha dans le sous-sol, face aux bambins attentifs. Il les dévisagea un instant, l’air songeur, puis plaqua un sourire engageant sur son visage et les rejoignit en quelques enjambées.
—Bonjour, mes petits ! Vous avez été bien sages ?
—Ouiiiiiiiiiiiiiiiiii !
Le chœur des quinze voix fluettes résonna entre les quatre murs. Il frissonna.
—Bon, alors la fête peut commencer !
Il se dirigea vers la chaîne hi-fi et coupa le son. Le silence se fit. Il sortit un CD d’une boite en carton et l’inséra dans le lecteur. Puis il se retourna et dit :
—Je vais mettre la chanson. Quand votre camarade entrera, vous vous lèverez et vous chanterez tous ensemble. C’est compris ?
A nouveau le chœur juvénile brailla un « oui » aigu. Les yeux brillants, prêts à entrer en jeu, les gamins piaffaient d’impatience. Les premiers accords de la musique s’échappèrent. La porte du haut s’ouvrit et une dame aux longs cheveux bruns, le teint très pâle, descendit lentement l’escalier. Elle tenait un enfant par la main, qui lui ressemblait trait pour trait. Lorsqu’il arriva et découvrit le groupe enfantin, un sourire ravi détendit son visage. A cet instant, les quinze gosses entonnèrent en même temps que le CD le chant traditionnel.
—Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, joyeux anniversaireuuuuuuu ! Joyeux anniversaire !
Les applaudissements crépitèrent. Il remplaça le disque par un autre et rejoignit la femme et l’enfant.
—Voici mon épouse et mon fils qui fête aujourd’hui ses sept ans. Vous êtes les bienvenus. Il y a de la musique, des gâteaux, des bonbons, des boissons. Tout est pour vous ! Mangez, dansez, amusez-vous !
Les jeunes invités se ruèrent sur la table. Ils plongèrent leurs mains avides au creux des saladiers remplis de gourmandises. Ils babillaient, s’exclamaient, riaient, heureux. Il augmenta le son de la chaîne. Tous les petits se trémoussèrent en cadence. Leur hôte et sa famille les contemplaient, sans toucher aux friandises qu’ils les incitaient à consommer. Oui, vraiment, c’était une belle surprise qu’il leur avait concoctée là. Gavés de sucreries, la frimousse barbouillée, les bambins respiraient le bonheur …
Vers dix-huit heures, un peu de fatigue se fit sentir. Quelques enfants, les joues marbrées de chocolat, le pouce dans la bouche, somnolaient sur leur chaise. D’autres tentaient en vain de rester dans le rythme de la musique. Certains avaient engagé la conversation avec le petit garçon de la maison. Peu loquace, il se contentait de sourire. Le père décida qu’il était l’heure. Il alla éteindre la chaîne hi-fi, mettant fin aux dandinements approximatifs des petits invités. Il frappa dans ses mains. Toutes les têtes se tournèrent de son côté.
—Un peu d’attention, mes chers enfants ! Le moment est venu pour mon fils de recevoir son cadeau d’anniversaire. Sept ans, l’âge de raison, cela mérite un présent digne de ce jour !
Sur un signe de tête qu’il fit, sa femme remonta l’escalier et verrouilla la porte de communication. Puis elle vérifia que tous les soupiraux du sous-sol étaient correctement cadenassés. Elle revint alors se planter aux côtés de son fils. L’enfant, impatient, semblait presque fébrile. Ses yeux sombres se posaient sur ceux de son père à intervalles réguliers. L’homme fit lever les enfants des chaises et les regroupa dans le coin buanderie, un peu à l’écart. Puis il se tourna vers son fils.
—Voici ton cadeau, mon enfant, dit-il en désignant de la main les gamins rassemblés. Ta surprise à toi ! Je les ai choisis avec soin, ils sont beaux et bien sucrés à présent. Régale-toi !
Un sourire jubilatoire déformant ses traits pâles, ses canines effilées débordant de ses lèvres pourpres, le petit Vlad s’avança vers son « cadeau », radieux.
—Merci papa, murmura-t-il. Ils sont parfaits ! Leur peau si claire, leur cou si tendre … Rien ne pouvait me faire plus plaisir. Et comme leur sang doit être délicieux ! J’en ai l’eau à la bouche !

La Porte.

Ce texte a été publié dans la revue en ligne "Le Quidam" en Mai 2007.



Premier dimanche d’avril. Il fait beau et je pense à ma pelouse, qui aurait bien besoin d’être tondue. Ça devra attendre ! Je gare la voiture sur le parking bondé. Après Castorama et Leroy Merlin, où rien ne lui a plu, Chantal a décidé d’aller chez Lapeyre. Résigné, je suis, le dos vermoulu des kilomètres parcourus en vain, dans les allées des grands spécialistes de la maison. Ma femme cherche une porte : « Tu comprends, ça fait quinze ans qu’on a la même, avec ce heurtoir à tête de chien ridicule et ces moulures démodées ! J’ai envie de changement ! »
Le ton est sans réplique, aussi je me tais.
Chez Lapeyre, ambiance chaude et feutrée du bois omniprésent. Chantal rayonne. Elle avance d’un bon pas, sûre d’elle, comme en territoire conquis. Le même scénario se reproduit, pour la troisième fois de la journée : d’abord, me demandant mon avis sans en tenir compte, elle s’extasie devant chaque entrée. Puis elle fait venir un vendeur pour s’enquérir de la qualité du matériau : « Tu comprends, une porte, ça dure toute une vie ! » Je comprends et me prépare mentalement à revenir dans quinze ans !
Un jeune premier, svelte, chemisé de blanc neigeux et cravaté de bleu marine, pantalon à l’identique, s’approche. Un sourire javellisé lui crispe le bas du visage. Sans presque bouger les lèvres, il récite :
—Messieurs-dame, puis-je vous aider ?
Chantal frétille et lui explique la raison de notre visite. Alors qu’elle se lance dans une série de questions techniques et ennuyeuses, je me promène dans l’allée parquetée de miel. Une rangée de menuiseries me fait face. Alignées côte à côte, mises en scène sur des fonds de fausses briquettes léopard, derrière des pots d’arbustes en plastique, ou des boîtes aux lettres factices, elles attendent. Et c’est vrai qu’il y en a de jolies ! En beau bois plein, vernies de frais, bien épaisses ou peintes en blanc, avec des vitres translucides en demi-cercle sur le haut. Certaines ont des poignées en fer forgé, d’autres de petits vitraux verts et rouges sur leur hauteur, rappelant l’huis des anciennes maisons bourgeoises. D’autres encore ont des doubles vantaux, des moulures tarabiscotées, des heurtoirs en laiton, des croisillons en étain sur des vitres en verre jaune. J’imagine aisément le genre de demeure qui se cacheraient derrière ces lourds battants. De grands halls carrelés de noir et blanc, un escalier double, en marbre évidemment, une rampe en pierre. De hautes fenêtres étroites mais nombreuses invitent le soleil à venir s’étendre sur le damier du sol ; des chandeliers accrochés aux murs, un papier peint saumon, ou vert clair, ou jaune paille peut-être…
Un tel luxe ne conviendrait pas à notre modeste pavillon de banlieue. Trop compliqué, trop… riche. D’ailleurs, cet alignement formel me dérange. J’aurais aimé que chacune des portes soit isolée, pour mieux rêver au genre d’intérieur qu’elle pouvait protéger.
Chantal est toujours en grande conversation avec son vendeur. J’en profite pour m’éloigner encore. Je flâne au milieu des panneaux en pin, en merisier ou en acier, les regarde, tourne autour, en admire certains, les caresse du bout des doigts. Mais aucun ne m’attire, ne se distingue des autres. Plus on remonte l’allée vers le début du rayon, plus ils sont dépouillés. J’ai atteint le premier de la rangée et me plante devant. Un battant tout bête, tout lisse, très différent des autres. En bois exotique clair, une simple poignée droite en laiton le décore. Ici, pas de moulures voyantes, juste une fine baguette d’un blond plus soutenu, qui l’encadre. Pas de vitre non plus. Cette porte m’intrigue, fait naître en moi un mystère, mais aussi un sentiment familier. Quelque chose d’irrésistible, un certain charme s’en dégage malgré sa simplicité. Un peu comme mon pavillon, planté, tout blanc, au milieu du gazon vert. Chantal voulait des profusions de roses, rouges, orange, jaunes, grenat… Je n’ai pas cédé, j’ai préféré le calme reposant du vert tendre de la pelouse.
Ce rectangle tout simple, c’est celui-ci qu’il me faudrait, je le sais, je le sens. Sur le morceau de moquette râpée censée représenter le gazon, une fausse boîte aux lettres éraflée se penche au bout de son piquet. Tiens, on dirait celle de la maison de Juliette ! Toute bancale et qui grinçait les jours de grand vent ! Je frappais chez elle, je disais « ma Juju » et le temps suspendait son cours. Les cheveux blonds de Juliette dansaient derrière elle. Elle riait. Il y a longtemps que la jeune fille espiègle a tiré sa révérence. Elle s’est échappée par la petite porte, la sortie de secours. Tu aurais pu, Juliette, franchir dans mes bras le seuil de notre demeure. Soudain, un creux dans l’estomac, un vide dans les jambes, une grosse boule coincée dans la gorge. Là, seul face à ce banal morceau de bois blond, les regrets m’assaillent. Juliette derrière cette porte. Ma main tremble. Tout, dans ce simple vantail, m’attire. Sa modestie, les yeux de Juliette, la boîte aux lettres, ses hanches, ses seins… Je m’approche et appuie sur la poignée que j’abaisse. Doucement, le battant pivote. Ma langue colle au palais, mes tempes palpitent au rythme du flux de mon sang. J’avance d’un pas. D’un seul coup, la boule qui obstruait ma gorge se dénoue. Une étrange sérénité m’enveloppe. Un appel, une invite, cette porte… et je referme derrière moi. Il fait sombre soudain. Comme si les lumières du magasin s’étaient éteintes d’un coup. Cerné par l’obscurité, aucun repère ne me guide. Seuls les battements de mon cœur m’accompagnent.
Au bout d’un très long moment qui me parait une éternité et semblant venue d’un autre monde, j’entends une voix :
—Jean-Pierre, où es-tu ?
D’abord distincte, la question, posée une seconde fois, puis une troisième, s’estompe, jusqu’à devenir inaudible. La voix de Chantal s’éloigne, tout comme celle des autres clients. Ma respiration ponctue le silence. Je palpe du bout des doigts le noir autour de moi, ce noir épais, insondable. Dans cette tranquillité tiède et douillette je me détends. De ce côté il n’y a pas de poignée. Mais curieusement, je n’ai pas envie de sortir. Je n’ai pas peur. Il me semble que ce réduit aux murs de nuit était là pour moi. J’ai trouvé mon issue de secours, et enfermé ici, j’ai l’étrange sentiment d’être enfin libre. De l’autre côté, les voix se sont tues, tout est calme, en paix. Je pense à Juliette, à sa porte : c’est bien celle-ci. Une sorte d’exaltation m’envahit. Je fais un pas, mais les ténèbres, denses, m’empêchent d’avancer. Un peu surpris, j’amorce une autre tentative. Sans plus de succès. L’ombre, palpable, douce et chaude me recouvre, m’enserre. Sa tiédeur s’insinue dans tout mon corps. Je flotte dans un cocon, en sécurité. L’obscurité n’est pas menace mais bienveillance. Mes pieds ne touchent plus terre, et le contour de mes bras se mêle au noir qui me pénètre. Je me dissous, je me dilue… Je me fonds dans l’espace, hors du temps, aboli. Je ne suis que plénitude et harmonie. Je murmure : « Juliette… » et le prénom chante à mes oreilles.
J’ai trouvé la porte qu’il me fallait.

Il est né !

Dehors, les réverbères éclairent en jaune une neige qui n’en finit pas de tenir. La rue endormie est figée sous le froid. Ailleurs, il fait sûrement plus chaud. Ici, des envies d’hiberner assaillent tout le monde. Enfin, pour être exacte, surtout moi… C’est étrange comme chaque année à la même époque j’éprouve le besoin de me transformer en ours ! Avoir une bonne grosse fourrure bien chaude et me dire que lorsque j’aurais décidé de sortir à nouveau le nez dehors, ce sera l’été. Pour la fourrure, ça peut s’arranger, la mode nous propose en ce moment d’adorables vestes moutonneuses et douces, douces… (je sens que je vais piquer celle de ma fille…)
Pour le reste, hélas, si le genre humain pouvait hiberner, ça se saurait… Il faut donc se résigner à subir ces longs mois d’hiver, puis ensuite les non moins longs mois de printemps pluvieux que nous réserve le climat depuis quelques années. Seulement après, on pourra goûter aux trop courts mois d’été avant de replonger dans les rigueurs hivernales. On se fera donc une raison et pour traverser sans bobos le froid, la pluie, le vent et la neige, j’ai décidé pour ma part d’agir. En créant mon blog. J’en parlais depuis quelques temps, j’y réfléchissais, je suis finalement passée à l’acte. Et le voilà donc, le bébé tout neuf, dans ses beaux habits roses, une vraie dragée ! Il ne demande qu’à grandir, se développer, embellir… Cela viendra et même s’il n’est pas encore parfait ni abouti, vous pouvez déjà le voir et, peut-être, l’apprécier.
Et puis je ne voudrais pas vous quitter sans vous souhaiter une Bonne et Heureuse Année ! Profitez de la vie, de l’été si court et oubliez l’hiver ! Vive 2010 !

dimanche 10 janvier 2010

"ça va ?"

Le matin, vers 9h30, des pas alertes résonnent dans l’escalier. Elle arrive, coiffée d’un chapeau noir en lainage, la veste sur un bras, le sac en bandoulière sur l’autre bras. A notre amical bonjour, elle répond par un salut à peine audible, du bout des lèvres. Surtout, n’ajoutez rien ! S’il est trop tard, si par malheur vous avez laissé échapper le banal « ça va ? », alors soyez patient. Car elle va sans nul doute vous égrener en chapelet tous ses malheurs du moment. Prenant un visage de martyre, bouche penchée et yeux au ciel, elle commence par nous dire qu’elle n’a pas dormi de la nuit, qu’elle n’en peut plus. Elle rejoint lourdement son bureau, pas lent et dos voûté, et se laisse choir sur son siège avec un long soupir. Il n’est pas rare que là, un gémissement lui échappe, et qu’elle porte la main à son dos, l’expression du visage soudain douloureuse.
Certains matins, elle n’a plus de voix, et chuchote lorsqu’elle nous parle. Elle annule ses rendez-vous. Et puis, miraculeusement sans doute, lorsque son ami lui téléphone, elle le gratifie d’un « bonjour ! » sonore et bien timbré, avant de chuchoter à nouveau devant notre air surpris.
Quelquefois, elle tousse dès le matin, d’une petite toux sèche qu’elle force jusqu’à la nausée. Elle sourit très rarement, et joue de son teint pâle ; elle crispe sa main sur son estomac lorsqu’elle se déplace, serre les lèvres lorsqu’elle nous croise dans un couloir.
Elle connaît, pour en avoir eu un bon nombre, assure-t-elle, des tas de maladies, leurs symptômes, leurs traitements. Et comme si cela lui donnait un privilège sur nous, elle ne souffre pas la contradiction. Nos petits bobos ne sont rien en comparaison de ses maux. Quelquefois même, les médecins en perdent leur latin : « Je suis un cas unique, ils n’avaient jamais vu ça ! » clame-t-elle à qui veut l’entendre. Sa maladie n’est pas répertoriée, et cela fait d’elle une héroïne. Boites de comprimés de toutes tailles et de pastilles orange, jaunes ou violettes, alignées sagement sur son bureau comme sur un rayonnage de pharmacie, attendent leur heure, et lorsqu’elle retire sa gouttière qui la fait zozoter, elle laisse la petite boite de plastique transparent tapissée de coton, négligemment posée au milieu des livres et des papiers divers, bien visible à qui s’approcherait du bureau. Elle est fatiguée, elle a mal partout, elle travaille trop, elle a besoin de vacances. Tel est son credo journalier.

Héritage.

Texte sélectionné et publié sur le webzine "Nuits d'Almor" en janvier 2008.

L’odeur de la sciure fit remonter un souvenir de mon enfance. Je me revis, après l’école, assis à la table de la cuisine, grignotant mon goûter, le nez dans mes illustrés. Au bout de la pièce, un hall séparé par une porte, sorte de sas, donnait directement sur le magasin. Ma mère tenait la caisse, mon père débitait la viande.
Notre boucherie était la plus grande du village et la plus réputée. Mon père était fier de son métier, que son père avant lui avait exercé. Plongé dans le « journal de Mickey », j’entendais le tchac tchac régulier du tranchoir sur le billot. J’imaginais la lame luisante, maculée du sang des bêtes, les éclats d’os ricocher sur la planche, puis retomber au sol et se perdre au milieu des copeaux de bois.
Le soir, après la fermeture, ma mère n’avait plus qu’à balayer la sciure mêlée de déchets et à laver le carrelage. Au matin, mon père en étalait à nouveau une couche et le même rituel reprenait, soir après soir, jour après jour.
Fils unique, j’étais souvent seul, livré à moi-même. Mes études en souffraient, mais mon père, au contraire des autres parents, ne s’en préoccupait pas.
—Plus tard, la boucherie sera à toi, disait-il. Dès que tu auras l’âge, tu feras ton apprentissage. Puis tu commenceras avec moi, et quand je prendrai ma retraite, tu seras seul maître à bord.
Il le pensait vraiment. Et, empli d’orgueil, il m’attrapait par la main, sortait du magasin et me montrait la devanture où s’inscrivait en lettres noires « Boucherie Nogaret et Fils ».
Quant à moi, ça ou autre chose. La vie, sans surprise, s’étalait devant nous, monotone. Certes, on n’était pas malheureux, peut-être était-ce cela, le bonheur : les jours, juste rythmés par le tchac tchac régulier du tranchoir sur le billot, par l’odeur du sang et de la sciure. Les échardes d’os incrustées dans le bois, les crânes triangulaires des agneaux, enfermant les cervelles que mon père extrayait habilement, tout cela, un jour, m’appartiendrait. C’était comme ça.

******

Aujourd’hui, les copeaux qui s’accumulent sur le sol sont ceux de la pièce de bois que je rabote, à l’atelier menuiserie. La même odeur familière, un peu âcre, moins celle du sang. Ça me manque, l’odeur du sang. Et les quartiers de viande suspendus à leurs crochets dans la chambre froide.
La porte s’ouvre. Le gardien s’avance.
—Nogaret, parloir ! Ton avocat !
Oui, je crois que l’odeur du sang et de la viande me manquent. Ça fait toute la différence. Et aussi le tchac tchac du tranchoir sur le billot. Les éclats d’os, et le crâne des agneaux, les mains rougies de mon père, qui soulèvent la cervelle. Je les vois chaque nuit, lorsqu’allongé sur mon lit, les yeux ouverts dans le noir, je cherche le sommeil. Les éclats d’os, les crânes des agneaux … Le crâne. Son crâne qui roule dans la sciure, tranché au niveau de la pomme d’Adam. Et les yeux noirs de mon père, grands ouverts.

1-1 balle au centre.

Une file d’attente dans une banque, ou chez un opérateur téléphonique, peu importe. Les files d’attente, c’est toujours pareil : plein de monde, des qui ronchonnent, des qui soupirent, des qui laissent errer leur regard sur les affiches publicitaires, des qui froncent le sourcil, et des qui engueulent leur gosse parce qu’il a bougé la première phalange du petit doigt… pour passer le temps ! (l’engueulade, pas le fait de bouger le petit doigt…)
Et puis il y a moi, un bouquin à la main, ça aussi ça fait passer le temps. Plongée dans ma lecture, je n’ai pas l’impression de le perdre bêtement. (je le perds intelligemment, c’est déjà ça !)
Là, vous remarquerez la dualité de ma pensée : en disant que je perds mon temps intelligemment, je suis optimiste, dans le cas contraire, pessimiste. Ma voisine, elle, est plutôt optimiste, elle engage la conversation.
—C’est bien d’avoir pensé à apporter votre livre, au moins le temps passe plus vite pour vous !
J’aurais bien voulu lui dire que le temps passe à la même vitesse pour tout le monde, qu’il s’en fout le temps, des états d’âme des gens coincés dans les files d’attente, mais… j’ai pas osé, faut quand même rester poli avec les étrangers. J’ai dit :
—Oui et au train où vont les choses, je l’aurai bientôt fini. Je pourrai en commencer un autre ! Il faut voir le bon côté des choses…
La dame m’a souri mais j’ai vu quelques rictus de scepticisme effleurer certains visages. Un monsieur, gros (trop, à mon avis, mais là n’est pas notre propos…) et la figure rougeaude de celui qui ne déteste pas les plaisirs de la vigne, a rétorqué :
—Ouais ben, livre ou pas livre, on va pas y passer la journée ! J’ai autre chose à faire !
Quelques murmures d’assentiment ont bourdonné en sourdine et je me suis surprise à avancer l’opinion selon laquelle on n’y pouvait rien et que donc, il fallait prendre son mal en patience. J’ai accompagné ma sentence d’un large sourire et j’ai ajouté :
—Ça pourrait être pire, vous savez ! Il pourrait y avoir encore plus de monde (une bonne dizaine de personnes m’a jeté un regard noir…) ou bien une grève surprise du personnel ! Imaginez, si l’heure de la fermeture était proche et qu’on nous demande de revenir demain, faire à nouveau la queue… ou si un braqueur masqué venait nous prendre en otage… ben moi, j’ai mon livre !
Là, je délirais carrément mais ma voisine sympa (celle du début, vous suivez ?) m’a dit avec des trémolos d’admiration dans la voix :
—Quelle imagination ! Vous devriez écrire !
—Mais j’écris, justement ! Si vous veniez chez moi, je vous montrerais toutes les lettres de refus d’éditeurs, qui encombrent mon bureau.
Mais ça, c’était pessimiste alors, dans la foulée, sans reprendre mon souffle, j’ai complété :
—Remarquez, j’ai un guéridon bancal dans l’entrée, les feuilles peuvent toujours servir à le caler… (mes textes aussi tant qu’on y est, plutôt que de mourir d’ennui dans mes tiroirs… je dois bien compter d’autres meubles bancals chez moi… mais comme j’ai décidé d’être positive, je n’ai rien dit de tout ça, c’est juste pour vous…)
—Rôôhhh ! Ce que vous êtes marrante, vous alors ! a gloussé ma voisine.
Mais ma patience a des limites et j’ai commencé à me demander si mon tour allait enfin arriver. La file a avancé de quelques pas, j’ai suivi en soupirant. J’ai senti mon optimisme défaillir, et puis comment je pouvais lire, moi, si cette dame n’arrêtait pas de me parler ? J’ai commencé à fixer les aiguilles de la pendule murale, hypnotisée par les mini secousses qui scandaient les secondes. La voix de ma voisine m’a fait sursauter.
—Au fait, vous lisez quoi ?
Je lui ai montré la couverture de mon bouquin. Elle s’est esclaffée comme une poule hystérique en voyant le titre : « Le temps retrouvé ». Ben quoi ? On peut rêver, non ?