J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
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mercredi 25 septembre 2013

La fée du logis



Catherine n’avait jamais tenu entre ses mains de pistolet autre que celui du spray pour les vitres. N’ayant rien trouvé d’autre et sans diplôme, elle maniait celui-ci avec brio et fatalité pour la famille Duchamp, depuis déjà deux ans. Et elle avait définitivement abandonné l’idée d’éviter les traces sur les carreaux, faute d’un produit de meilleure qualité que ses patrons refusaient de lui fournir. Elle disait souvent à sa copine Brigitte « tu peux pas savoir comme ils sont radins ! » et se débrouillait du mieux qu’elle pouvait. Les sols luisaient quand on les regardait dans un rai de soleil affaibli, la cuisine resplendissait quand on la contemplait de loin et la fine couche de poussière qui avait élu domicile sur les meubles n’était finalement… qu’une fine couche de poussière qui se réinstallait dès le passage du chiffon, lointain, très lointain cousin de la peau de chamois ! Mais qu’importait ! Catherine n’était pas malheureuse chez les Duchamp. Même si quelques réflexions désobligeantes sur son travail fusaient de loin en loin  — la moquette douteuse (l’aspirateur, vieillard souffreteux qui s’épuisait en sifflant, prêt à rendre l’âme à chaque passage, aurait mérité la retraite !) les WC  à la propreté approximative (la Javel, « la vraie », la seule, avait été remplacée par un « premier prix budget » qui, pour être premier, n’était pas d’excellence !) — elle organisait ses journées comme elle l’entendait et ses patrons n’étaient pas très regardants. Tous les jours vers seize heures quinze, elle délaissait son plumeau pour aller chercher les enfants à l’école. C’était le moment de la journée qu’elle préférait. Fini de briquer, frotter, laver, ranger ! Vive le goûter, les petits secrets et les fous rires ! Pour le plaisir de ces instants, Catherine n’aurait pour rien au monde échangé sa place. Elle adorait Tristan et Sarah comme s’ils avaient été ses propres enfants.
Imaginez alors sa stupéfaction lorsque l’arme qu’elle tenait entre ses doigts déchargea brusquement son contenu sur la chemise à carreaux de monsieur Duchamp. Un « bang » assourdissant retentit et elle ne se souvenait pas d’avoir appuyé sur la détente. Elle poussa un cri bref, qui s’amplifia quand elle découvrit l’auréole rouge qui se dessinait sur le tissu bleu. Je l’ai dit, Catherine n’était pas familière des armes à feu et sa principale qualité étant très éloignée du sang froid qu’une telle situation aurait demandé, elle se mit à hurler en continu. Évidemment, tout le quartier, déjà alerté par le coup de feu, débarqua dans l’appartement des Duchamp. On retira le pistolet des mains de la tireuse, quelqu’un cria « les empreintes, les empreintes, ne les effacez pas, hein ! » on se pencha sur le corps inerte de la victime, on fit asseoir Catherine qui s’époumonait toujours… et les conversations enflèrent jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Mais le gant de toilette mouillé, d’habitude efficace sur les visages tuméfiés des joueurs de rugby, n’ayant eu aucun effet sur les beuglements de la jeune femme, une claque retentissante résonna dans la pièce, mettant fin d’un seul coup à la fois aux bavardages et à l’hystérie de Catherine. La plainte de la sirène mourut à l’horizon et les voisins s’en allèrent un par un en silence, laissant le soin à la police appelée par une âme charitable, de gérer la situation.
Catherine passa ainsi la nuit en prison, ce qui constituait pour elle, au même titre que l’usage de l’arme à feu, une première. Plus tard, elle dirait qu’on était loin de l’hôtel quatre étoiles, ce dont on se serait douté… Longuement interrogée par les forces de l’ordre, Catherine affirma qu’elle ne se souvenait plus de rien ! Une amnésie bienvenue, selon la police mais la jeune femme n’en démordit pas et resta inflexible jusqu’au bout. Son récit ne variait pas : assise à la table de la cuisine, elle remplissait les assiettes des enfants. Les Duchamp lui avaient demandé exceptionnellement de les garder pour la soirée, qu’ils devaient passer au théâtre. L’instant d’après, sans qu’elle sache par quel malchance la chose était arrivée, elle tirait sur monsieur Duchamp qui s’écroulait. Entre les deux, un grand blanc, ses souvenirs s’étaient perdus entre la cuisine et le couloir…
Les policiers voulurent savoir comment elle s’était procuré l’arme, s’il y avait eu une dispute entre elle et son patron, mais la pauvre fille ne savait pas et se bornait à répéter qu’elle ne comprenait rien à rien ! Les enfants n’avaient rien vu, rien entendu (à part le coup de feu…) et n’étaient d’aucun secours. Même Monsieur Duchamp, enfin remis de ses émotions et de sa blessure superficielle, n’apporta aucun élément nouveau susceptible d’éclairer cette histoire. Lui non plus ne comprenait pas, ne se rappelait pas. Il semblait qu’un énorme voile d’amnésie ait recouvert la maison tout entière ! Quant à Madame Duchamp, passant du rire aux larmes, tantôt en proie à de véritables crises d’hystérie, tantôt prostrée dans la neurasthénie la plus profonde, il n’était pas question de lui demander quoi que ce soit. Une semaine à peine après les événements, elle fut envoyée par son médecin en cure de repos  à la campagne et les enfants confiés à leur père qui venait de sortir de l’hôpital. La vie reprit son cours et faute d’avoir pu élucider le mystère, ainsi qu’en l’absence de plainte de Monsieur Duchamp, Catherine retrouva sa liberté. Elle réintégra sa place — il fallait bien que quelqu’un s’occupe des enfants —  et le train-train quotidien se poursuivit comme s’il n’avait jamais été interrompu.

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Si on avait dit un jour à Tristan et Sarah que Catherine remplacerait leur mère, ils n’en auraient pas été plus surpris que ça. Pas plus que si on ne leur avait rien dit du tout. En fait, ils étaient complètement indifférents à la question. Les choses étaient ce qu’elles étaient, c’est tout. Ils s’étaient glissés dans le rôle « d’enfants de la bonne » comme le pied se glisse dans la charentaise. L’endroit était confortable et il y avait de la place. Grâce à la présence constante de Catherine à la maison, au contraire de leur mère, ils y trouvaient leur compte. Leur père lui-même ne regrettait pas l’absence de son épouse, la comparaison entre les anatomies respectives des deux femmes jouant nettement en la faveur de Catherine. Pourtant, les débuts du nouveau couple n’avaient pas été faciles, les scrupules de Catherine, sans doute surgis du plus profond de son amnésie, la retenant d’investir le champ du lit conjugal. Mais la chair est faible et la perspective attrayante de vivre sous le même toit que les enfants, l’emporta sur toutes les autres considérations. C’est du moins ce dont la jeune femme se persuada. Sans se rendre compte le moins du monde que l’attrait viril de Paul Duchamp y était pour quelque chose. Son nouveau statut de deuxième madame Duchamp la combla et elle maniait  le plumeau avec une ardeur renouvelée. Mais cette fois-ci, pour son propre compte : elle était devenue la patronne. Son premier geste après son installation chez Paul fut de bazarder tous les produits d’entretien pour en racheter de meilleurs. Dès lors, l’appartement resplendit et son bonheur fut parfait. Entendez par là, le bonheur de l’appartement, qui se trouva fort aise du changement, au même titre que Catherine.
Elle s’habitua très vite aux « maman » par ci et « maman » par là que lui prodiguaient les enfants de Paul et ressentait une bouffée de chaleur doublée d’une agréable sensation dans le bas des reins, une sorte de friselis, selon ses propres mots, chaque fois qu’elle entendait le « Bonjour madame Duchamp ! » lancé par les voisins lorsqu’elle faisait les courses.
A quelques temps de là, pourtant, une ombre se faufila dans le quotidien sans histoire, non pas surgie des interstices du plancher, ou suintant des murs, comme dans les bons romans policiers, mais en la personne du commissaire de police, qui se présenta à leur porte. Or, Catherine et Paul détestaient être réveillés le samedi matin à huit heures. A cette heure là, ils dormaient. A neuf heures aussi, d’ailleurs et lorsqu’ils ne s’adonnaient pas à des jeux coquins ou à des caresses langoureuses, ils dormaient aussi à dix heures. Le commissaire n’était donc pas le bienvenu, d’autant qu’ayant indiqué sa présence par trois longues sonneries répétées, il avait sorti du lit toute la maisonnée. « Et tout ça pourquoi ? avait raconté ensuite Catherine à la voisine. Pour nous parler d’une femme qui aurait tiré sur son patron. Le commissaire voulait savoir pour quelle raison elle voulait le tuer. Mais qu’est-ce que j’en sais, moi des raisons qui poussent les femmes à vouloir éliminer les hommes ? Ça peut être très varié, un différent professionnel, un mari infidèle ou brutal… tenez, la meilleure amie de ma mère a failli étrangler son frère parce qu’il faisait du bruit en mangeant ! Elle subissait ça depuis des années, il faut l’avoir entendu aspirer sa soupe  jour après jour pour le croire ! » Avait suivi la liste, non exhaustive, de tous les griefs à l’encontre de la gent masculine.
Le policier se rendit bien vite compte que la jeune femme ne voyait absolument pas de quoi il voulait parler. Passant de la concentration à l’incrédulité et de l’incrédulité à la stupeur, son visage angélique troubla fort notre homme. Le doute quant à cette affaire accapara tout à fait son esprit lorsque les voisins s’en mêlèrent. Comment osait-il venir déranger une aussi sympathique personne ? Face à l’ire de la foule, le commissaire dut battre en retraite, persuadé que l’espace-temps  avait englouti les cerveaux de tout le quartier. Se pouvait-il que l’amnésie fût collective ?
La conclusion de ce lamentable épisode fut donné par la concierge : « C’est-y pas malheureux de venir embêter les braves gens ! Avec tous les bandits qui courent les rues ! » Le calme revint, on n’y pensa plus.
Mais Catherine, de temps en temps, en ouvrant son armoire, restait rêveuse devant une chemise à carreaux bleus trouée, auréolée d’une trace jaunâtre, là, juste sur le devant, chemise qui lui semblait parfois trop familière. Elle se disait : « Mais à qui est-ce que ça appartient ? Serait-ce un souvenir de Paul ? » Une sorte de nostalgie la prenait, un vague-à-l’âme diffus et elle restait là, à contempler longuement le vêtement. Mais la réalité reprenait ses droits et elle soupirait en murmurant, perfectionniste : « Pfffff… et les taches de sang, ça s’enlève à l’eau froide ! Il n’y a plus de gens de maison capables, de nos jours ! » Puis, par un scrupule dont elle ne comprenait pas l’origine, elle rangeait la relique et refermait doucement la porte du placard.

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