J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
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lundi 26 octobre 2015

Notre cher Henri


Le cercueil vient d'être descendu dans la fosse. J'ouvre le défilé des derniers adieux. Les pétales de roses s'envolent de mes mains, viennent s'échouer sur le bois blond. Quelques secondes à le fixer des yeux et je m'éloigne. Je pense au discours du maire, tout à l'heure à l'église.

"Notre cher Henri, si dévoué pour sa commune... cette âme généreuse et vraie... cet homme simple et bon...". 

Mon père, vu de l'extérieur. Entre nos quatre murs ma mère souffrait, délaissée par un mari volage. Elle donnait le change en public, jouait le rôle de la parfaite épouse, heureuse et comblée. Elle aura sauvegardé les apparences jusqu'au bout. Elle compensait en m'inondant de tendresse. Et les nuits qu'elle passait seule n'étaient pas toujours semblables car elle écrivait. Chaque fois sous sa plume le monde se recréait, se parait des couleurs chatoyantes d'un bonheur qu'elle avait cru possible et qui lui glissait entre les mains. 

Mon père estimait que ma mère me couvait trop, qu'elle ferait de moi une poule mouillée. 

"La vie est dure, il n'y a pas de place pour les faibles, il faut endurcir ce garçon si on veut qu'il devienne quelqu'un".

J'entends encore ses paroles qui me terrorisaient. Il avait décidé de m'inscrire chez les scouts. Une fois par mois le groupe partait faire du camping. Je détestais ça. Enfant unique, sensible et délicat, je supportais mal la promiscuité de la vie collective, la rudesse de gaillards sportifs qui me dépassaient tous d'une tête, le manque de confort de la vie en plein air, les araignées, les fourmis, le froid en hiver... Je fus vite en butte aux railleries des autres garçons. Ma mère me manquait et surtout, j'avais peur la nuit. Chaque bruit me faisait sursauter, chaque mouvement me mettait en alerte. Les yeux grands ouverts dans le noir, le cœur en émoi, je restais des heures sans dormir, avant de sombrer, vaincu par la fatigue. Mais même endormi je ne trouvais pas le repos. D'horribles cauchemars me malmenaient et je me réveillais en hurlant de frayeur, provoquant la grogne de mes camarades de chambrée.

Je rêvais d'une femme vêtue de voiles qui ondulaient autour de son corps mince. Elle était belle mais de cette beauté froide et lisse qui n'attire pas la sympathie. Elle ne souriait jamais. Ses yeux sombres me fixaient, cruels. Sous le bras gauche de la belle jeune femme, un lézard noir ondulait. J'en avais très peur. Au fil du rêve, le lézard grossissait, grossissait et venait s'enrouler autour de moi. La femme éclatait alors d'un rire fou tandis que le lézard m'étouffait... 

Les cauchemars s'étaient aussi manifestés à la maison et mon père voyait là la nécessité de poursuivre mon endurcissement. Ma mère avait trouvé un moyen pour me réconforter. Elle écrivait mes rêves, inventant un petit héros qui me ressemblait et surmontait tous les obstacles. Ces histoires mettaient à distance la terreur et calmèrent les mauvais rêves. Lorsque ma mère est morte, j'ai récupéré et lu tous ses cahiers. Une phrase m'avait marqué à l'époque, que je connais par cœur : "Il crut voir, dressée contre la nuit, une géante toile d'araignée." J'aime à penser que les contes de ma mère sont pour quelque chose dans la maîtrise adulte de mes peurs. Mon père n'a jamais su que sa femme écrivait. Il ne saura jamais que ce qu'il aurait qualifié "d'historiettes de bonne femme" seront en librairie dans trois mois et apporteront à son auteur, j'en suis sûr, une notoriété bien plus grande que le statut d'élu communal de son mari.

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