Le cercueil vient d'être descendu dans la fosse. J'ouvre le défilé des derniers adieux. Les pétales de roses s'envolent de mes mains, viennent s'échouer sur le bois blond. Quelques secondes à le fixer des yeux et je m'éloigne. Je pense au discours du maire, tout à l'heure à l'église.
"Notre cher Henri, si dévoué pour sa commune... cette âme
généreuse et vraie... cet homme simple et bon...".
Mon père, vu de l'extérieur. Entre nos quatre murs ma mère
souffrait, délaissée par un mari volage. Elle donnait le change en public,
jouait le rôle de la parfaite épouse, heureuse et comblée. Elle aura sauvegardé
les apparences jusqu'au bout. Elle compensait en m'inondant de tendresse. Et les
nuits qu'elle passait seule n'étaient pas toujours semblables car elle écrivait.
Chaque fois sous sa plume le monde se recréait, se parait des couleurs
chatoyantes d'un bonheur qu'elle avait cru possible et qui lui glissait entre
les mains.
Mon père estimait que ma mère me couvait trop, qu'elle ferait de
moi une poule mouillée.
"La vie est dure, il n'y a pas de place pour les
faibles, il faut endurcir ce garçon si on veut qu'il devienne quelqu'un".
J'entends encore ses paroles qui me terrorisaient. Il avait décidé
de m'inscrire chez les scouts. Une fois par mois le groupe partait faire du
camping. Je détestais ça. Enfant unique, sensible et délicat, je supportais mal
la promiscuité de la vie collective, la rudesse de gaillards sportifs qui me
dépassaient tous d'une tête, le manque de confort de la vie en plein air, les
araignées, les fourmis, le froid en hiver... Je fus vite en butte aux
railleries des autres garçons. Ma mère me manquait et surtout, j'avais peur la
nuit. Chaque bruit me faisait sursauter, chaque mouvement me mettait en alerte.
Les yeux grands ouverts dans le noir, le cœur en émoi, je restais des heures
sans dormir, avant de sombrer, vaincu par la fatigue. Mais même endormi je ne
trouvais pas le repos. D'horribles cauchemars me malmenaient et je me
réveillais en hurlant de frayeur, provoquant la grogne de mes camarades de
chambrée.
Je rêvais d'une femme vêtue de voiles qui ondulaient autour de son
corps mince. Elle était belle mais de cette beauté froide et lisse qui n'attire
pas la sympathie. Elle ne souriait jamais. Ses yeux sombres me fixaient, cruels.
Sous le bras gauche de la belle jeune femme, un lézard noir ondulait. J'en
avais très peur. Au fil du rêve, le lézard grossissait, grossissait et venait
s'enrouler autour de moi. La femme éclatait alors d'un rire fou tandis que le
lézard m'étouffait...
Les cauchemars s'étaient aussi manifestés à la maison et mon père
voyait là la nécessité de poursuivre mon endurcissement. Ma mère avait trouvé
un moyen pour me réconforter. Elle écrivait mes rêves, inventant un petit héros
qui me ressemblait et surmontait tous les obstacles. Ces histoires mettaient à
distance la terreur et calmèrent les mauvais rêves. Lorsque ma mère est morte,
j'ai récupéré et lu tous ses cahiers. Une phrase m'avait marqué à l'époque, que
je connais par cœur : "Il crut voir, dressée contre la nuit, une géante
toile d'araignée." J'aime à penser que les contes de ma mère sont pour
quelque chose dans la maîtrise adulte de mes peurs. Mon père n'a jamais su que
sa femme écrivait. Il ne saura jamais que ce qu'il aurait qualifié
"d'historiettes de bonne femme" seront en librairie dans trois mois
et apporteront à son auteur, j'en suis sûr, une notoriété bien plus grande que
le statut d'élu communal de son mari.
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