—Cette soupe n’est pas assez chaude, ma fille. Veuillez la faire réchauffer. Et pas au micro-ondes, je n’aime pas le goût que cela donne.
« Le goût que ça donne ? On aura tout entendu. Comme si les ondes donnaient un goût aux aliments. Et si t’allais te la faire réchauffer toi-même, vieille bique ? »
Malgré la rage qui bouillonne dans ses veines, Magalie prend l’assiette sans un mot et l’amène à la cuisine. Ses mains tremblent. Magalie en a marre des ordres de cette vieille sorcière. Magalie n’en peut plus de la tyrannie de cette fée Carabosse. Magalie en a soupé de la soupe à la grimace que l’aïeule irascible leur sert tous les jours que Dieu fait. Je le sais, Magalie c’est moi. Et si elle s’écoutait, Magalie, elle la lui fourrerait quand même au micro-ondes, sa soupe à la vieille. Même pas sûre qu’elle ferait la différence, la ronchonneuse ! Mais Magalie, elle est lâche, elle préfère encore faire le dos rond. Alors, elle prend une casserole, y verse la soupe et la pose sur le gaz. Quand les premières volutes de vapeurs s’élèvent, elle la retire, la sert à nouveau et l’emporte avec elle.
Je me dégoûte quelquefois. Jamais je n’ai osé m’opposer à la Reine Mère. Par crainte, évidemment, elle est rude la bougresse ! Mais aussi par calcul. Quand on vit aux crochets de sa belle-famille, qu’on dépend d’elle financièrement, on a tout intérêt à accepter la règle du jeu qu’on nous impose. Faire profil bas pour les retombées financières, c’était ma ligne de conduite. Et puis au début, il y avait beau-papa, Jacques. Le gentil, le doux Jacques. Le joyeux, fantasque quelquefois… Par respect pour lui, par tendresse aussi, je crois, je me retenais de contrarier sa femme. Mais Jacques est décédé voilà deux ans. Deux ans que la joie de vivre a déserté cette maison. Deux ans que je supporte de plus en plus mal ma belle-mère. Deux ans que je me censure pour ne pas faire éclater la famille, pour éviter les conflits. Mais surtout pour que l’héritage ne nous passe pas sous le nez, à vrai dire !
—Tenez, Belle-Maman, j’espère qu’elle sera à votre goût, maintenant.
Un sourire humble accompagne les paroles forcées. Toujours un sourire humble. Mais la belle-mère n’en a cure. Elle détache son regard noir de mon visage et sans un merci, elle entreprend de manger sa soupe.
Je me suis rassise à ma place, ravalant ma rancœur. Pierre et les enfants ne disent mot. Seuls le tintement des cuillères sur la porcelaine et le léger chuintement de la déglutition rompent le silence. Un instant plus tard, Belle-Maman reprend la parole :
—Pierre, avez-vous pensé à contacter l’entrepreneur pour la livraison du bois, comme je vous l’avais demandé ?
—Oui mère. Il viendra la semaine prochaine.
« Oui, mère. Entendu, mère. Mais bien sûr, mère. » Pierre n’a plus d’autre vocabulaire. Il n’a plus rien, d’ailleurs, ni volonté ni envie… Pourtant quand je l’ai connu, des couilles il en avait ! Et il s’en servait, au sens propre comme au sens figuré… Sa mère a pris l’ascendant au fil du temps, sans même qu’il s’en rende compte et le jeune homme fougueux et idéaliste pour lequel j’avais eu le coup de foudre a disparu. Il est devenu ce fantôme désabusé, soumis, qui ne fait peur à personne… Aujourd’hui j’ai l’impression d’avoir épousé un pleutre doublé d’un eunuque… Mais puis-je lui en vouloir ? Moi-même, qu’est-ce que je fais de mieux ?
Le silence se réinstalle. Puis la vieille femme approche son assiette du plat et se sert du gratin de pâtes au jambon.
—J’espère qu’elles ne seront pas trop salées, comme la dernière fois et que vous avez bien pris du jambon charcutier.
—Oui, mère. « C’est pas vrai, je l’ai acheté au supermarché, en sachet. Je fais toujours ça et la vieille ne s’en rend jamais compte. Parce que c’est pas avec ce qu’elle nous donne comme fric que je vais acheter chez le traiteur. Mais qu’est-ce qu’elle croit ? »
Soudain, je sursaute. La fourchette de ma belle-mère vient de résonner contre son verre. Tout le monde lève la tête.
—Ces macaronis sont trop cuits. « Al dente », c’est comme cela que les pâtes doivent être ! Mais à quoi pensez-vous donc, ma fille ? Décidément, vous ne saurez jamais cuisiner. Mon fils n’a pas tiré le bon numéro avec vous. Vous n’êtes pas bonne à grand-chose, ma pauvre petite.
Je manque m’étrangler ! Le ton est si méprisant que je me sens rougir violemment. Une bouffée de colère m’envahit. « De quel droit cette vieille folle se permet-elle de m’humilier ? C’est pas parce qu’on vit sous son toit et qu’elle nous entretient que ça lui donne le droit de me parler ainsi, non ? Et puis pourquoi s’obstine-t-elle à m’appeler « sa fille » ? Non, non et non, je ne suis pas sa fille, je ne serai jamais sa fille !! Et Pierre, pourquoi ne dit-il rien ? »
J’ai soudain envie de pleurer. Autant de colère que de frustration. Pierre, pourquoi me laisses-tu insulter ? Non, je ne ferai pas la joie de mes larmes à cette ogresse, plutôt crever ! Je me lève et remporte le plat à la cuisine. Les vannes s’ouvrent soudain, libérant les sanglots qui me soulagent un peu. Mais il faut que je serve le dessert, une compote de pommes « maison ». Les ramequins en faïence bleue feront l’affaire, disposés sur le plateau fleuri de myosotis peints à la main. Le plateau offert à Belle-Maman pour ses soixante dix ans, l’été dernier. Quand je pense qu’elle nous a reproché cette « dépense inutile » ! Un cadeau ! Même pas un merci.
J’ai vaguement l’impression d’oublier quelque chose. Les petites cuillères ! Elle me rendra folle cette vieille, si ce n’est déjà le cas ! Au moment de retourner à la salle à manger, une idée, inimaginable, me traverse l’esprit. J’en ai le souffle coupé ! Comment ai-je pu penser une seule seconde que… Un léger vertige me saisit, je me retiens à la table. C’est ça, je deviens folle ! Le chagrin m’égare… Soudain, une vague brutale, violente déferle sur mes sens, une joie sauvage, effrayante me bouleverse et m’inonde de bonheur. Les larmes sont séchées, la tristesse envolée. Pourquoi n’y ai-je pas songé avant ? Elle est pourtant bien là, la solution ! Le souffle court, étourdie par mon projet, je me dirige vers le cellier. Je n’ai pas à chercher bien longtemps, la belle-doche a tellement peur des souris qu’elle laisse le raticide à portée de mains ! Une bonne quantité de poudre dans son ramequin et le tour est joué ! J’ai à peine tremblé…. Surtout, bien remuer pour qu’elle ne voie rien… Ranger la boite à sa place, ni vu ni connu. A cet instant, une voix aigre, impérieuse exige :
—Alors, ma fille, il vient ce dessert ?
—Oui, Belle-Maman, j’arrive. Cette fois, vous n’allez pas être déçue.
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