Ce texte a été publié dans la revue en ligne "Le Quidam" en Mai 2007.
Premier dimanche d’avril. Il fait beau et je pense à ma pelouse, qui aurait bien besoin d’être tondue. Ça devra attendre ! Je gare la voiture sur le parking bondé. Après Castorama et Leroy Merlin, où rien ne lui a plu, Chantal a décidé d’aller chez Lapeyre. Résigné, je suis, le dos vermoulu des kilomètres parcourus en vain, dans les allées des grands spécialistes de la maison. Ma femme cherche une porte : « Tu comprends, ça fait quinze ans qu’on a la même, avec ce heurtoir à tête de chien ridicule et ces moulures démodées ! J’ai envie de changement ! »
Le ton est sans réplique, aussi je me tais.
Chez Lapeyre, ambiance chaude et feutrée du bois omniprésent. Chantal rayonne. Elle avance d’un bon pas, sûre d’elle, comme en territoire conquis. Le même scénario se reproduit, pour la troisième fois de la journée : d’abord, me demandant mon avis sans en tenir compte, elle s’extasie devant chaque entrée. Puis elle fait venir un vendeur pour s’enquérir de la qualité du matériau : « Tu comprends, une porte, ça dure toute une vie ! » Je comprends et me prépare mentalement à revenir dans quinze ans !
Un jeune premier, svelte, chemisé de blanc neigeux et cravaté de bleu marine, pantalon à l’identique, s’approche. Un sourire javellisé lui crispe le bas du visage. Sans presque bouger les lèvres, il récite :
—Messieurs-dame, puis-je vous aider ?
Chantal frétille et lui explique la raison de notre visite. Alors qu’elle se lance dans une série de questions techniques et ennuyeuses, je me promène dans l’allée parquetée de miel. Une rangée de menuiseries me fait face. Alignées côte à côte, mises en scène sur des fonds de fausses briquettes léopard, derrière des pots d’arbustes en plastique, ou des boîtes aux lettres factices, elles attendent. Et c’est vrai qu’il y en a de jolies ! En beau bois plein, vernies de frais, bien épaisses ou peintes en blanc, avec des vitres translucides en demi-cercle sur le haut. Certaines ont des poignées en fer forgé, d’autres de petits vitraux verts et rouges sur leur hauteur, rappelant l’huis des anciennes maisons bourgeoises. D’autres encore ont des doubles vantaux, des moulures tarabiscotées, des heurtoirs en laiton, des croisillons en étain sur des vitres en verre jaune. J’imagine aisément le genre de demeure qui se cacheraient derrière ces lourds battants. De grands halls carrelés de noir et blanc, un escalier double, en marbre évidemment, une rampe en pierre. De hautes fenêtres étroites mais nombreuses invitent le soleil à venir s’étendre sur le damier du sol ; des chandeliers accrochés aux murs, un papier peint saumon, ou vert clair, ou jaune paille peut-être…
Un tel luxe ne conviendrait pas à notre modeste pavillon de banlieue. Trop compliqué, trop… riche. D’ailleurs, cet alignement formel me dérange. J’aurais aimé que chacune des portes soit isolée, pour mieux rêver au genre d’intérieur qu’elle pouvait protéger.
Chantal est toujours en grande conversation avec son vendeur. J’en profite pour m’éloigner encore. Je flâne au milieu des panneaux en pin, en merisier ou en acier, les regarde, tourne autour, en admire certains, les caresse du bout des doigts. Mais aucun ne m’attire, ne se distingue des autres. Plus on remonte l’allée vers le début du rayon, plus ils sont dépouillés. J’ai atteint le premier de la rangée et me plante devant. Un battant tout bête, tout lisse, très différent des autres. En bois exotique clair, une simple poignée droite en laiton le décore. Ici, pas de moulures voyantes, juste une fine baguette d’un blond plus soutenu, qui l’encadre. Pas de vitre non plus. Cette porte m’intrigue, fait naître en moi un mystère, mais aussi un sentiment familier. Quelque chose d’irrésistible, un certain charme s’en dégage malgré sa simplicité. Un peu comme mon pavillon, planté, tout blanc, au milieu du gazon vert. Chantal voulait des profusions de roses, rouges, orange, jaunes, grenat… Je n’ai pas cédé, j’ai préféré le calme reposant du vert tendre de la pelouse.
Ce rectangle tout simple, c’est celui-ci qu’il me faudrait, je le sais, je le sens. Sur le morceau de moquette râpée censée représenter le gazon, une fausse boîte aux lettres éraflée se penche au bout de son piquet. Tiens, on dirait celle de la maison de Juliette ! Toute bancale et qui grinçait les jours de grand vent ! Je frappais chez elle, je disais « ma Juju » et le temps suspendait son cours. Les cheveux blonds de Juliette dansaient derrière elle. Elle riait. Il y a longtemps que la jeune fille espiègle a tiré sa révérence. Elle s’est échappée par la petite porte, la sortie de secours. Tu aurais pu, Juliette, franchir dans mes bras le seuil de notre demeure. Soudain, un creux dans l’estomac, un vide dans les jambes, une grosse boule coincée dans la gorge. Là, seul face à ce banal morceau de bois blond, les regrets m’assaillent. Juliette derrière cette porte. Ma main tremble. Tout, dans ce simple vantail, m’attire. Sa modestie, les yeux de Juliette, la boîte aux lettres, ses hanches, ses seins… Je m’approche et appuie sur la poignée que j’abaisse. Doucement, le battant pivote. Ma langue colle au palais, mes tempes palpitent au rythme du flux de mon sang. J’avance d’un pas. D’un seul coup, la boule qui obstruait ma gorge se dénoue. Une étrange sérénité m’enveloppe. Un appel, une invite, cette porte… et je referme derrière moi. Il fait sombre soudain. Comme si les lumières du magasin s’étaient éteintes d’un coup. Cerné par l’obscurité, aucun repère ne me guide. Seuls les battements de mon cœur m’accompagnent.
Au bout d’un très long moment qui me parait une éternité et semblant venue d’un autre monde, j’entends une voix :
—Jean-Pierre, où es-tu ?
D’abord distincte, la question, posée une seconde fois, puis une troisième, s’estompe, jusqu’à devenir inaudible. La voix de Chantal s’éloigne, tout comme celle des autres clients. Ma respiration ponctue le silence. Je palpe du bout des doigts le noir autour de moi, ce noir épais, insondable. Dans cette tranquillité tiède et douillette je me détends. De ce côté il n’y a pas de poignée. Mais curieusement, je n’ai pas envie de sortir. Je n’ai pas peur. Il me semble que ce réduit aux murs de nuit était là pour moi. J’ai trouvé mon issue de secours, et enfermé ici, j’ai l’étrange sentiment d’être enfin libre. De l’autre côté, les voix se sont tues, tout est calme, en paix. Je pense à Juliette, à sa porte : c’est bien celle-ci. Une sorte d’exaltation m’envahit. Je fais un pas, mais les ténèbres, denses, m’empêchent d’avancer. Un peu surpris, j’amorce une autre tentative. Sans plus de succès. L’ombre, palpable, douce et chaude me recouvre, m’enserre. Sa tiédeur s’insinue dans tout mon corps. Je flotte dans un cocon, en sécurité. L’obscurité n’est pas menace mais bienveillance. Mes pieds ne touchent plus terre, et le contour de mes bras se mêle au noir qui me pénètre. Je me dissous, je me dilue… Je me fonds dans l’espace, hors du temps, aboli. Je ne suis que plénitude et harmonie. Je murmure : « Juliette… » et le prénom chante à mes oreilles.
J’ai trouvé la porte qu’il me fallait.
Je crois que celui ci reste mon texte préféré de toi, Khéops. Il est parfait.
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